La blogueuse féministe Valérie CG, qui s’exprime sous le pseudo de Crêpe Georgette, prend la parole. Le 24 août, elle publiait un texte sur son site personnel en réaction à la « polémique du burkini ». Nous avons décidé de relayer son article, important dans ces moments où les débats nous semblent parfois aussi puants que les personnes qui les alimentent et les situations d’injustice qu’ils provoquent.
Dans son livre Le Harem et l’Occident, la sociologue Fatima Mernissi soulignait que, si pour elle, les femmes orientales subissent un enfermement spatial (image du harem), les femmes occidentales subissent l’enfermement dans une image, « le harem de la taille 38 ». Mernissi montrait ainsi les pressions insidieuses mais fortes, certes non inscrites dans la loi mais bien présentes, qui conduisent les femmes vivant en Occident à adopter, à grands coups d’injonctions et de souffrances, un corps conforme aux canons de beauté.
Il n’existe pas de loi visant directement le vêtement féminin non religieux en France. Il existe des lois sur le voile (loi de 2004) et des lois sur la burqa, qui sont portés exclusivement par les femmes. La loi sur le racolage passif (loi pour la sécurité intérieure de 2003) a parfois été considérée comme une manière de réglementer le vêtement féminin puisque le port de tel ou tel vêtement a quelquefois suffi à la police pour verbaliser des femmes ; des arrêtés municipaux ont également été adoptés, comme celui de 2014 pris par la ville de La Madeleine qui fait explicitement référence, lui, aux « tenues indécentes » interdites dans certains quartiers (l’indécence n’étant pas définie). Il existe depuis août 2016 des arrêtés municipaux pour interdire le port du burkini (et apparemment de tout vêtement considéré comme « religieux ») sur certaines plages françaises.
Mais, de manière générale, il demeure en revanche des règles non dites à propos du vêtement féminin. Cécile Duflot, entre son jean et sa robe colorée, en a fait les frais et a subi insultes, quolibets et harcèlements sexistes et sexuels au sein même de l’Assemblée nationale. Beaucoup de femmes ministres ou députées disent d’ailleurs qu’elles ont tendance à modifier leur tenue sitôt en poste par crainte des remarques. La plupart des femmes sont conditionnées dès leur enfance à « faire attention » à leur tenue vestimentaire par peur des violences sexuelles ; on fera attention à ne pas « provoquer », « chercher les problèmes », « faire salope », « laisser entendre que ». C’est en cela que le vêtement féminin a un statut tout à fait particulier ; les femmes sont plus que fortement incitées à être féminines (on moque celles qui ne le sont pas, ou pas « de la bonne façon » comme Angela Merkel), mais lorsqu’elles rentreront dans un milieu très masculin, cette féminité qui passe entre autres par le vêtement deviendra leur ennemi puisqu’il sera symbole de frivolité, de bêtise, de jeunesse, d’inexpérience.
Le vêtement féminin ne peut donc être analysé comme un simple vêtement. Il est lourd de symboles et extrêmement signifiant. Ainsi, si 27 % des Français déresponsabilisent un homme qui aurait violé une femme en mini-jupe et/ou décolleté, on voit encore une fois à quel point le vêtement féminin est considéré par beaucoup comme porteur d’un sens extrêmement lourd. Imaginerait-on quelqu’un dire : « Il portait un pull à col roulé, ce qui m’a donné envie de commettre une escroquerie à l’assurance » ? On considère donc qu’un simple vêtement peut susciter le viol ; on donne ainsi au vêtement féminin un sens qu’a beaucoup moins le vêtement masculin. C’est au fond assez logique ; les actes des femmes (et le fait de mettre tel ou tel vêtement en est un) sont toujours étudiés au regard de la respectabilité qu’elles sont censées incarner.
Dans son livre Mythologies du vivre-femme, Corinne Mencé-Caster souligne qu’il n’y a pas une seule construction de la féminité et de la masculinité. Logiquement donc, il n’existe pas non plus une seule façon d’être féministe et de défendre ses droits quand on est une femme. Le féminisme occidental a grandi avec l’idée que les femmes avaient le droit de montrer leur corps sans risquer pour cela des agressions sexuelles, des réflexions, des interdictions diverses et variées. Cette manière de voir les choses a longtemps été présentée comme la seule et unique représentation du féminisme. Il convient de préciser que le féminisme occidental des années 1970 ne peut se réduire, comme certains tendent à le dire, au fait d’avoir voulu porter un bikini. La lutte pour avoir le droit de porter ce qu’on veut (du pantalon, au travail, au bikini, à la plage) était en fait une lutte pour avoir le droit de porter ce qu’on veut sans brimades, punitions, licenciements ni violences. On ne saurait donc dire et lire, comme on l’entend dernièrement, que le bikini est un combat féministe. C’est le fait de ne pas être agressée et violentée qui l’est, et ce, quelle que soit sa tenue.
On ne vivra pas sa féminité – et on ne défendra pas ses droits – dans une société marquée par la religion de la même façon que dans une société qui l’est moins. Corinne Mencé-Caster parle ainsi du concept de « féminité pieuse », développé par Claire Donnet dans un article qu’elle a rédigé pour un site très célèbre il y a quelques années, Hijab and the city. Claire Donnet écrit ainsi : « D’une part, ces blogueuses, au croisement de multiples rapports de domination, se réapproprient les représentations essentialisées de la femme et s’en servent stratégiquement pour changer leur condition au sein de leur groupe confessionnel. Elles s’insèrent dans l’ordre normatif préexistant pour le changer […]. D’autre part, en intégrant le hijab comme un accessoire de mode (bien qu’il conserve pour elles toute sa valeur religieuse), elles rendent visible dans l’espace public leur appartenance musulmane tout en s’insérant dans un code vestimentaire moderne. Elles perturbent ainsi des identités préétablies perçues comme essentielles et mutuellement exclusives. »
Mencé-Caster montre avec cet exemple, ainsi qu’avec celui des sociétés antillaises, qu’il n’y a pas une seule façon de construire sa féminité, et que les féministes occidentales gagneraient énormément à le comprendre plutôt qu’à supposer que leur exemple est un modèle. Le féminisme occidental doit faire extraordinairement attention à ne pas considérer que l’exemple de libération qu’il propose soit le seul et unique. Il conviendra à certaines, pas à d’autres ; et les femmes au carrefour de plusieurs discriminations (le fameux « race, genre, classe ») continuent à ne pas être écoutées, pire à être insultées et humiliées par ce féminisme-là.
On l’aura compris, la liberté des femmes de porter tel vêtement est fondamentale ; non pas parce que « chacun fait ce qu’il veut » – cette antienne néo-libérale ne veut strictement rien dire et tend à faire passer son confort personnel au mépris de l’intérêt du groupe –, mais parce que le vêtement féminin a toujours été, et est encore, un moyen de contrôle des femmes. Inciter ou interdire le port de tel ou tel vêtement est une manière de contrôler la liberté de circulation des femmes.
Si je souligne à une femme qu’habillée ainsi, elle risque le viol, alors je lui fais peur et risque de limiter sa liberté de mouvement. Et c’est ce qui est fait tous les jours en France sans que quiconque s’en émeuve ; pire, on trouvera que c’est un conseil de « bon sens ».
Si j’indique à une femme qui porte le foulard ou le burkini qu’elle ne doit pas le porter dans certains lieux, alors je limite également sa liberté de mouvement puisque, fort logiquement, si elle en a le choix, elle n’ira pas là où l’on ne veut pas d’elle. On me répondra que « ce n’est qu’un foulard » et « qu’elle peut bien l’enlever ». Si ce n’est qu’un foulard ou un burkini, que de temps perdu à en parler en ce cas, et certain-e-s sont incohérent-e-s sur le sujet. Le « elle n’a qu’à l’enlever » est tout aussi violent que le fait de dire à une femme de ne pas mettre de mini-jupe. C’est la même construction mentale qui consiste à protéger la femme malgré elle, à la rendre responsable de ce qu’elle pourrait subir, et à faire d’elle une imbécile incapable de comprendre qu’elle participe à sa propre aliénation.
Nul ne dit que tel vêtement est féministe, du moins pas plus qu’une courgette, un presse-étoupe ou une jante. Une personne est féministe, pas un objet. Il ne s’agit donc pas de voir le foulard ou le burkini comme féministes ou anti-féministes.
Personnellement, je ne défends pas le droit des femmes à porter le voile ou à ne pas le porter, car je ne souhaite pas faire du foulard une pièce d’habillement particulière par rapport aux autres. J’estime que ce n’est pas mon rôle de donner un sens aux vêtements que porte une femme. C’est justement une habitude typiquement sexiste et patriarcale que de donner du sens à tout vêtement féminin : « Tel vêtement fait pute, tel vêtement fait djihadiste, tel vêtement est trop sexy, tel vêtement participe à la soumission des femmes, etc. » Ce sont nos regards sur tel vêtement qui ont du sens, pas le vêtement. On ne jugera pas un homme (du moins s’il porte des vêtements dits occidentaux) au regard de ce qu’il porte. Les hommes sont, en général, jugés sur leurs actes et leurs paroles. Une femme, quant à elle, verra ses vêtements être symbole de ce qu’elle est, dit et pense (ou plutôt ne pense pas). L’exemple de Pamela Anderson est à ce titre exemplaire ; la majorité des commentaires lors de son passage en France n’ont pas porté sur son combat (qu’on peut juger légitime ou non), mais sur la taille de son décolleté. Latifa Ibn Ziaten est également très attaquée (et qu’on ne s’y trompe pas, les attaques procèdent du même système sexiste et patriarcal) ; là encore, sa tenue serait censée disqualifier ses paroles. Une femme n’est pas ce qu’elle dit, mais ce qu’elle porte.
Je défends le droit des femmes à porter n’importe quel vêtement parce que l’on sait bien que si l’on commence à interdire tel ou tel vêtement, alors les conséquences sur l’ensemble du groupe « femme » seront immédiates.
- Les femmes seront davantage limitées dans leur mouvement : si l’on fait peser tout un tas de menaces directes ou implicites sur les femmes en fonction de leurs vêtements, alors elles limiteront leurs mouvements. C’est très exactement ce qu’ont provoqué chez moi des textes écrits par Luc Le Vaillant et Siné. Ces deux hommes, sous couvert de défendre la liberté des femmes, fustigeaient les femmes portant un foulard en soulignant qu’elles n’étaient pas bandantes (je cite Siné de mémoire) et qu’on ne pouvait pas les mater à loisir (je cite Le Vaillant de mémoire aussi). Faire de ma liberté d’habillement une condition d’érection, voilà qui est finement amené, mais qui me donne simplement envie de me terrer chez moi pour éviter de croiser ce genre d’individu. Je me demanderai toujours si ces deux hommes ont réellement supposé que les femmes portant un foulard allaient l’enlever dans la seconde, folles d’impatience à l’idée de subir de tels hommages. C’est au fond ce que j’entends beaucoup de la part de certains hommes opposés au burkini ou au foulard ; certaines femmes ne respecteraient plus ce droit ancestral français de mater à loisir, vendu aux femmes comme un hommage.
- En interdisant tel ou tel vêtement, on justifiera les discriminations subies par les femmes : si on se permet de juger tel ou tel vêtement, alors on justifie les discriminations subies par celles qui les portent. Il serait normal d’insulter une femme portant le foulard car « elle n’a qu’à l’enlever ». Il serait normal d’insulter une femme en burkini car « elle n’a qu’à l’enlever ». Et il serait normal d’insulter une femme en robe fleurie à l’Assemblée nationale car… Que doivent donc faire les femmes alors ?
Certain-e-s évoquent le fait que le voile, la burqa ou le burkini pourraient avoir un « effet de contagion » et pensent qu’on pourrait bientôt voir des lieux en France où l’on ne pourrait plus s’habiller comme on veut. C’est encore une fois dangereux d’imputer à certaines femmes la responsabilité des agressions que subissent d’autres femmes. Si un homme insulte une femme en bikini parce qu’il considère que le burkini est un indispensable de toute garde-robe respectable, alors la loi peut permettre de le punir pour cela. En aucun cas, il ne faut contrôler les vêtements des femmes pour en protéger d’autres. Une femme ne dit pas plus avec son burkini que je ne dis avec mon bikini. Dire que c’est une manière pour elle d’expliquer aux autres femmes qu’elles sont indécentes vous appartient ; vous préférez préjuger des pensées des femmes en vous basant sur leurs vêtements plutôt que sur leurs paroles. Ne prétendons pas juger des pensées des femmes en fonction de ce qu’elles mettent ou ne mettent pas.
Nous pouvons et nous devons questionner la féminité, et travailler sur cette dernière : comment s’incarne-t-elle ? Nous devons nous interroger sur le vêtement féminin et le sens qu’il peut prendre, ainsi que sur les questions de la pudeur ou de l’impudeur, qui concernent essentiellement le corps féminin. Voilà pourquoi il est d’ailleurs inepte de comparer le burkini, vêtement féminin, à une combinaison de plongée, vêtement mixte.
Cette obsession pour les vêtements féminins dits musulmans — sans jamais interroger le vêtement dit occidental (qu’on me pardonne ces formules maladroites) — tend à faire des femmes qui les portent des mineures sous tutelle, incapables de comprendre ce qui est bon pour elles. C’est très exactement une attitude sexiste (et ici raciste) ; c’est donc aller à l’inverse de ce que nous défendons.
Rappelons enfin qu’il n’existe pas un machisme qui serait propre, naturel, presque congénital, pour employer une expression à la mode (plus que problématique), au monde arabo-musulman et aux personnes qui en sont issues. Comme je le démontrais, notre pays est plein de règles tacites concernant l’habillement féminin. Nous entendons chaque jour depuis notre naissance des lieux communs sur nos vêtements, qui feraient « trop salope » ou qui pourraient nous « provoquer des ennuis ». C’est, triste ironie, le président de la commission qui a dirigé les travaux sur la burqa qui disait qu’il n’était pas étonnant, vu les tenues de certaines jeunes filles, que les garçons « s’imaginent des choses ». La misogynie est évidemment à combattre, quelles que soient les personnes s’en rendant coupables, mais en punissant les hommes responsables de comportements misogynes, certainement pas en limitant la liberté de mouvement des femmes ou en leur demandant de s’habiller ou se déshabiller au gré des lois sexistes en vigueur. Forcer une femme à se déshabiller sur une plage française est une très grande violence, menée avec l’assentiment de l’État ; elle est à l’antithèse de tout combat féministe.
Valérie CG
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Image de une : © Marie-Ange Rousseau