Paris, le 31 août 2015. Thomas, jeune cadre ambitieux, vient d’obtenir la promotion qu’il attendait. Il n’aura pas le temps de savourer sa victoire : Sophie, sa compagne, a disparu. Alors qu’il part à sa recherche, il croise le chemin d’un enfant. Cinquième et dernière partie.
11
02h45. Je garais la voiture dans le parking. J’ignorais comment j’avais réussi à conduire jusqu’à Neuilly. J’étais comme hypnotisé. Je n’étais plus en colère, fatigué, abattu. Je n’avais pas mal, pas peur ; je ne sentais, ne ressentais plus rien.
Le petit s’était endormi peu de temps avant d’arriver. Je coupai le contact. Enfin, cette soirée allait se terminer. J’attrapai le cartable à ses pieds et le mis à l’épaule. Puis, je pris délicatement le petit dans mes bras, mesurant chacun de mes gestes pour ne pas le réveiller. Je me surpris à le serrer contre moi, comme pour lui dire dans son sommeil que j’avais tenu parole et qu’il était en sécurité.
J’ouvris délicatement la porte, comme un peu plus tôt dans la soirée, et j’installai l’enfant dans mon lit. Je levai la tête sur la chambre dépouillée, le dressing à moitié vide, les tiroirs ouverts de la commode : l’absence de Sophie envahissait l’espace.
Alors que je remontai la couette sur lui, le môme ouvrit les yeux, me sourit et, dans un demi-sommeil, me dit : « Merci. Je m’appelle Soheil, et toi ? »
« Thomas. Moi, c’est Thomas. Rendors-toi. »
À nouveau, la terre se fissurai. Je refermai la porte de la chambre pour me réfugier dans la cuisine. Je vacillai et ne pouvais plus l’ignorer. Pas un instant depuis la rue de Longchamp, je n’avais pensé à lui demander son prénom. Putain, j’étais devenu con et égoïste à ce point-là ? Ma vision se brouillait. À 7 ou 8 ans, quand tu croises un gamin au parc, dans la rue, à la plage, c’est la première chose que tu demandes, putain ! Quatre mots. « Comment tu t’appelles ? » C’est pourtant pas si compliqué ! Un prénom, un ballon, et ça devient ton meilleur pote le temps d’une partie de foot.
Le dos appuyé contre la porte du frigo américain, j’ôtai mes lunettes et glissai lentement jusqu’à me retrouver accroupi. Je pleurai en silence, sans le réaliser. Une larme heurta le carrelage. L’ultime secousse du séisme, celle qui déclenche un tsunami.
À partir de quand je ne m’étais plus intéressé au monde ni aux autres ? Maintenant, je pleurai à chaudes larmes, bruyamment. Les deux mains sur la bouche pour étouffer le bruit.
Plus je refusais de pleurer, plus les spasmes m’envahissaient. Je voulais rester caché le plus longtemps possible, jusqu’à ce que ça s’arrête. Comme dans la cour de l’école, quand un grand de CM2 t’humilie devant toute la classe et que tu cours t’enfermer dans les toilettes pour que personne ne te voie, que personne ne sache. Même pas toi.
Mais sur quoi je pleurais au juste ? Sur moi ? Encore ! Moi, moi, moi. Je ne me supportais plus. Ou plutôt, je ne supportais plus celui que j’étais devenu. Et, circonstances aggravantes, celui que je m’étais efforcé de devenir. L’un de ces nombreux connards bouffis d’orgueil et d’ambition, qui jaugent leur réussite et celle des autres par rapport à ce qu’ils possèdent, plutôt qu’à ce qu’ils sont. Pas étonnant que Sophie se soit barrée. Je n’avais pourtant pas toujours été comme ça. À quel moment j’avais bâillonné l’enfant qui était en moi ? Je remontais mes genoux le plus près possible de mon front, et je restais là, sur le sol froid de la cuisine, en position fœtale, pendant une heure – peut-être deux –, à chialer comme le môme tout à l’heure gare de Lyon. Comme Soheil.
Je voulais dormir moi aussi. Que quelqu’un me prenne dans ses bras, que je me sente en sécurité. Et qu’on m’aime, pour de vrai.
12
Neuilly, 1er septembre 2015
« Sabah el nour*, il faut se lever, c’est ma rentrée ! » Thomas s’était endormi tout habillé sur le canapé. La lumière du jour avait réveillé Soheil. Il avait détaillé chaque pièce de l’appartement et regardé les photos et les reproductions de peintures aux murs. Il y avait des livres partout, même dans les toilettes. Bientôt, il saurait les lire. C’est pour ça qu’il était là.
Thomas ouvra péniblement les yeux, encore épuisé de sa nuit – si on pouvait appeler ça une nuit. Il se sentait vide mais ne pouvait pas se laisser aller. Il ne savait pas comment expliquer à Soheil qu’aller à l’école ne serait pas possible. Du moins, pour l’instant. « Tu vas d’abord prendre ton petit déjeuner, parce que tu vas avoir besoin de forces, lui dit-il, bienveillant. Et moi aussi. »
Tout en glissant la capsule dans sa machine à café, il attrapa son téléphone, resté depuis hier dans la poche de sa chemise : en priorité, il devait avertir Pierre qu’il lui était impossible d’être là ce matin, « rien de grave » mais il lui expliquerait. Un SMS ferait l’affaire, il n’avait aucune intention de devoir se justifier auprès de son boss. Ce matin, il devait s’occuper de Soheil.
« Je n’ai pas de chocolat, mais j’ai du lait, ça te va ? »
Il devait voir Sophie sur le trottoir, devant la grille de l’école, même cinq minutes. Elle devait arriver plus tôt ce matin, il ne fallait pas traîner s’il voulait lui parler, s’excuser, la convaincre qu’il avait compris. Enfin, qu’il essayait de comprendre. Et pour lui demander de l’aide aussi, pour le môme. Elle était souvent en contact avec RESF**, elle saurait quoi faire. Pas pour lui, pour Soheil.
À 07h35, ils étaient tous deux à bord de la Giulietta, en direction de l’école de Sophie. La radio passait Working Class Hero. Thomas sourit, comme à chaque fois qu’il entendait Lennon : il était né le 8 décembre 1980, le jour où le chanteur avait été assassiné. Sa mère lui répétait d’ailleurs, enfant, que ça devait être à cause de ça qu’il avait « toujours l’air aussi triste ».
La simple évocation de sa mère l’angoissa. Il mit sa main dans la poche de sa chemise et en sortit son paquet de Marlboro. Il lui restait une dernière cigarette. D’un geste ferme, il écrasa paquet et cigarette. Aujourd’hui, il arrêtait de fumer.
« If you want to be a hero well just follow me,
If you want to be a hero well just follow me… »
* « Bonjour » (spécifiquement le matin) en arabe.
** Réseau éducation sans frontières.