À un moment, on se dit que ça fait trop longtemps qu’on est là… en Russie. Ce moment arrive quand on commence à croiser les mêmes personnes sur la route du métro, aux caisses du métro, devant les tourniquets, à côté des grosses colonnes en marbre soviétiques, ou en fond de rame. Ce moment arrive quand chaque habitué que l’on croise a une vie dont le scénario a entièrement été imaginé par vous. Quand vous avez décidé qu’elle s’appelle Olga, qu’elle a un chat de 28 ans et qu’elle s’occupait de détruire les papiers d’un oligarque en 1994.
Mon premier habitué, je l’ai rencontré une dizaine de mois après mon arrivée. C’était dans la dernière rame du métro du matin (celui de 8h43, dont les murs sont entièrement tapissés de photos de livres pour enfants). Il était seul. Il avait une quarantaine d’années, les cheveux déjà entièrement blancs, très lumineux et d’une longueur assez féminine ; sa barbe possédait encore quelques points de jeunesse ; il avait une dégaine de vieux prof de lettres, un peu négligée. Il lisait le journal. À la station d’après, il a été rejoint par un ami. Ils se sont serré la main, ont échangé leurs journaux et se sont plongés dedans. Chaque jour, le rituel était le même : ils se retrouvaient dans cette même rame, se saluaient, procédaient à la permutation. Ils n’ont jamais échangé le moindre bruit (pas même un éternuement). Malgré cela, il y avait visiblement une réelle proximité entre les deux bonshommes. Ils dégageaient quelque chose de confiant et rassurant. Un jour, le prof de lettres n’a pas été rejoint par son ami. Par la suite, je n’ai jamais revu ce dernier.
Le métro de 8h43 n’ayant plus aucun intérêt pour moi, j’ai décidé de prendre celui de 8h52 (c’est toujours 9 minutes de sommeil de gagnées). Ma deuxième habituée était une femme de 45 ans dont les cheveux rouges cuivrés avaient un volume étonnamment circulaire, semblable à celui des poissons-globes qui grossissent quand ils ont peur. Elle était aussi dans la dernière rame du métro (mais celui de 8h52). Elle avait un strabisme divergent de l’œil droit. Je l’ai repérée parce qu’elle portait un chandail patchwork en crochet, pas parce qu’elle louchait.
La troisième, c’était celle des premiers escalators du matin. Blonde peroxydée de 50 ans, toujours flanquée de sa copine toute en formes. Je l’ai repérée parce qu’elle était orange, pas l’orange de l’autobronzant, ni celui de l’abus de carotène, mais celui du fond de teint dont la teinte était à sept numéros de sa carnation naturelle.
Je suis tombée amoureuse de mon quatrième habitué. Je l’ai rencontré bien plus tard, quand j’ai senti la fin de mon séjour arriver et que j’ai commencé à prendre le métro de 9h17. Il est sikh. Sûrement le seul à Moscou. Je me demande toujours ce qu’il est venu faire dans ce pays. Cet homme est d’une distinction surprenante. Il est toujours impeccable. Son turban est parfaitement noué. Sa barbe et ses moustaches sont visiblement peignées avec un soin plein de tendresse et d’adresse. Le costume tombe avec la perfection d’une chute d’eau. Dès que je peux, je me plonge dans la contemplation de ce monsieur, je le trouve d’une beauté incroyable, et d’une allure tout à fait raffinée, avec juste ce qu’il faut de dédain. Le calme froid de sa personne m’apaise de façon incroyable. Malheureusement, je ne le croise que très rarement. C’est dommage, ce monsieur illumine littéralement le wagon, et mes journées par la même occasion. Ce monsieur est bienfaisant. Il doit être un ange. Il faut dire que le contraste entre l’opulence des Russes et la distinction de cet homme est éclatant.
La numéro cinq s’est échappée d’un film de Fellini. On se croise quotidiennement dans l’escalator (le troisième du matin), je monte et elle descend. La perspective que lui confère le mouvement des escalators ainsi que sa position par rapport à la mienne la rendent encore plus impressionnante. Elle se tient fièrement à la rampe et joue de sa supériorité géographique sur moi. Elle m’impose sa féconde poitrine qui, vue d’en bas, paraît presque irréelle. Ses deux énormes seins ne tombent pas. Ils forment un angle parfait avec son buste. Ils sont sur l’offensive, et moi je ressens ça comme une agression. Elle me met en joue avec ses deux avantages. Tout ce corps enrobe une quantité irréelle de chair, il avance avec une droiture arrogante et oppressante. La plantureuse et abondante dame porte toujours un rouge à lèvres écarlate qui lui fait une bouche insensée. Ses yeux sont couleur charbon, et je la soupçonne d’utiliser des faux-cils comme les actrices des années 1950. Elle m’intimide avec sa féminité faramineuse et ses intarissables formes.
Mon sixième habitué est d’ascendance canine. Il est roux et a l’air d’avoir des poils tout doux. Ils sont tellement longs ses poils qu’on dirait des cheveux. Il est grand, il a des longues pattes et il est maigre comme un clou. Pourtant, il a cette démarche balourde et mal assurée des gros teckels grabataires et obèses. Il y a quelque chose qui cloche chez cet animal. C’est comme si on lui avait greffé le cerveau d’un autre chien. Et puis, il a toujours un bout de bois dans la bouche, une sorte de brindille un peu épaisse (comme lui quoi…). Je ne l’ai jamais vu sans. Depuis le temps, la brindille a dû faire corps avec les cellules de son museau. Faudrait que je tire dessus un jour pour voir. Ce chien me débecte, car il possède une affreuse queue de rat. Comme si sa mère avait fauté avec le dégoûtant rongeur, mais que le chien n’eût gardé de son papa que cette partie-là. À chaque fois que je le vois arriver avec ses mouvements bizarres de teckel adipeux, je change de trottoir afin de ne pas m’infliger le spectacle de son arrière-train. Depuis ma rencontre avec cette créature, je ne dors plus sereinement la nuit.
Mon tout dernier habitué est aussi un chien. Je le croise avant d’arriver au bureau dans le parc de Chistye Proudy, en plein cœur de Moscou. Ce chien est invraisemblable. Je l’ai surnommé « le chien plat », car il est plat. Mais sa platitude est extraordinaire. De profil, l’animal paraît normal, mais vu de face, on dirait une feuille de papier à laquelle on aurait agrafé une tête et quatre pattes. Sa largeur ne doit pas excéder dix centimètres. Je me demande comment est organisé l’intérieur de son corps. Il doit avoir un cœur plat. Des intestins plats. Des poumons plats. Il me fait penser aux créations de Lewis Carol dans Alice au pays des merveilles. J’adorerais avoir un chien comme ça. Je l’observerais en permanence. Je le trouve fabuleusement inspirant. On dirait un petit bout d’imaginaire et de rêve qui est venu se promener dans le monde réel. Un jour, j’ai continué de marcher dans le parc afin d’observer le chien plat. J’ai eu l’impression d’intégrer son univers fantastique. J’étais bien. Ce jour-là, je suis arrivée à 10h30 au bureau.
Image de une : Subway. © Lara Paulussen