Nina prend la plume le temps d’une tribune à la fois personnelle et universelle. Elle y peint notre paysage social et politique, tout en tentant de tirer des conclusions et, dans une moindre mesure, d’envisager des solutions collectives. Il est, selon elle, temps de se réveiller.

 

Depuis son investiture (comme durant sa campagne), Donald Trump a essentiellement cherché à provoquer des réactions fortes, marquées, territoriales et/ou communautaristes. Pas un jour ne passe sans que les alertes infos sur mon téléphone ne me provoquent un début d’AVC. Toutefois, la manœuvre ne pourrait être qu’un épiphénomène sur fond de mutations économiques profondes et radicales. Les États-Unis prévoient notamment de rapatrier sur leur sol une bonne partie des emplois délocalisés – en Chine principalement. Des emplois qui, si l’on en croit certaines études, pourraient finalement bénéficier à terme à… des robots.

Il me paraît capital, à l’heure où la course aux news se mesure à la vitesse de la lumière, de prendre le temps de s’arrêter sur des choses qui seront déterminantes pour chacun-e d’entre nous. Au milieu des déclarations et des premières mesures provocatrices du président orange, comme celle sur l’avortement, je pense qu’il ne faut pas se dissiper et se laisser rouler dans la farine. Sur fond de lutte sociale, d’uberisation et de robotisation, un arbre bionique cache la forêt.

 

Entre crise et monopoles économiques, tirer son épingle du jeu

La politique fascisante de Trump − adepte du concept de « post-vérité » −, parfois incohérente et souvent révoltante à nos yeux, jouant sur nos peurs plutôt que sur notre bon sens, est peut-être plus pragmatique qu’elle en a l’air. Je vais donc essayer de prendre un peu de recul. Cette politique peut s’analyser en regard du mouvement de robotisation qui prévoit d’engloutir une bonne partie des emplois peu qualifiés à la fois dans les sociétés occidentales, mais aussi dans les pays dits « émergents ».

La Chine, par exemple, perdrait les emplois créés par les entreprises américaines qui ont délocalisé sur son territoire, selon les prédictions de l’ONU. Comble d’infortune pour la main-d’œuvre chinoise, elle serait d’ailleurs la championne de la robotisation dans ses propres entreprises.

La sortie des États-Unis du Traité transpacifique de libre-échange pourrait quant à elle être révélatrice de cette prévision. Et la Chine a anticipé le coût du retrait des entreprises américaines. Chaque pays rapatrie ainsi ses forces dans une course à l’optimisation technologique, et il ne faut pas croire qu’il y ait un quelconque hasard dans ces prises de décisions. De même, le pas cédé à la Chine sur la course pour le climat, alors que l’administration Trump acte la relance du charbon, est plus que curieux, surtout quand on se souvient des propos de Trump imputant le réchauffement climatique à un complot du compétiteur chinois.

Ces facteurs croisent la crise économique déjà existante, l’uberisation de l’emploi ainsi que la démographie et le chômage croissants. L’isolationnisme économique prôné par Trump dans ses diverses déclarations pourrait s’analyser en matière de gain de temps. Dans ce « les États-Unis contre le reste du monde », il propose aux Américain-e-s ainsi qu’à la communauté internationale spectatrice un sujet de dispute, d’intrigue, une narration nationale, en profitant au passage du spectre de la Guerre froide.

Pendant ce temps-là, l’écroulement économique provoqué par la crise entraîne le sacrifice des petites entreprises au profit des grosses, et plus largement des multinationales. La logique de la robotisation s’accompagne aussi d’une démarcation de plus en plus franche entre emplois qualifiés et non qualifiés. La baisse de l’impôt sur les sociétés et la « déréglementation à tous crins » suffiront-elles à créer des emplois, alors même que la tendance générale est à leur raréfaction ?

 

Provocations à répétition : une tactique réfléchie ?

Dans tous les cas, Trump ne se gêne pas pour installer les élites au sein de son gouvernement, tout en jouant sur la défiance des populations vis-à-vis de celles-ci. Mais on ne dissimule jamais mieux un paradoxe qu’au milieu d’autres paradoxes. Il y a ici quelque chose de l’ordre de la stratégie du choc, comme l’a conceptualisé Naomi Klein. L’outrance trumpienne aime en effet accumuler les propos et les décisions qui font scandale. Elles ont ainsi provoqué la Women’s March on Washington, suivie un peu partout dans le monde, le 21 janvier dernier.

Avant de viser les femmes − qui sont bien secondaires dans cette configuration −, les mesures prises par le gouvernement s’adressent vraisemblablement à l’électorat de Trump. Elles composent l’arsenal d’un récit national basé sur le repli, le déni, la destruction de toutes les mesures progressistes qui ne génèrent pas d’accumulation des richesses. Toute mesure progressiste, allant par définition dans le sens d’une répartition équitable et égalitaire des richesses, va à l’encontre des enrichissements asymétriques et inégalitaires.

Or, l’agenda économique mondialisé est celui de la concentration des richesses et des monopoles économiques et financiers. C’est le principe du winner-take-all market, notamment illustré dans le domaine des nouvelles technologies par les emblématiques GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon). La globalisation des marchés a de fait entraîné le grossissement de ces entreprises dans tous les secteurs, et les crises économiques successives leur consolidation par phénomène de fusions-acquisitions.

 

Jouer sur l’émotion et les peurs

La logique patriotique affichée sans retenue par le nouveau président, et ses propos et mesures régressives − coïncidant avec les reculs sociaux que vivent nombre de pays dans le monde − ne cessent de faire couler de l’encre.

Nous réagissons, et ne pouvons faire autrement face à de telles agressions. Donald Trump et son équipe ne cessent de nous provoquer dans notre bon sens citoyen, jouant sur nos peurs et nos émotions. Nos sociétés sont marquées par les drames économiques, sociaux, ainsi que par le terrorisme. Ce signal de repli lancé par Trump entraîne notre révolte et nous force à nous mobiliser : sur les droits des femmes, l’écologie, la question de l’immigration, la Syrie, face au mur avec le Mexique… Les exemples ne manquent pas.

Nous sommes poussé-e-s à nous exposer, nous dévoiler, à prendre position. Dans un sens, qu’il y ait une réaction est en soi réconfortant. Mais dans quelle intention ? Quelle forêt cet arbre orange à toupet blond s’évertue-t-il à cacher ? Y a-t-il une stratégie pratique derrière ce matraquage d’idées erronées, véritables incitations à un déploiement de haines et de frustrations ? S’il y en a une, elle est forcément géopolitique et économique. Et ne nous leurrons pas, l’Europe pèse peu aux yeux de Trump, face à la Chine et à la Russie. Chacun-e est cordialement invité-e à penser ce qu’il veut tant que ses moyens d’action sont cloisonnés et alimentent la machine, à l’image du filtrage publicitaire ou algorithmique des réseaux sociaux, la « bulle filtrante ».

Alors pourquoi s’obstiner à choquer celles et ceux qui en ont les moyens (parmi les classes moyennes des sociétés occidentales), quand notre opinion importe si peu sur le plan économique (et sans doute politique) pour lui ?

Il me paraît indispensable de continuer à être vigilant-e-s, de ne pas nous essouffler dans des mouvements de mobilisation immédiate qui, pour être spectaculaires, font le jeu d’une guerre d’usure. La France, sous Nicolas Sarkozy, a parfaitement expérimenté les manœuvres de « pourrissement » des manifestations contre les réformes de la retraite, par exemple : des millions de personnes dans les rues pendant des mois, et un président de la République qui se félicite de l’invisibilité des grèves. Ce principe a largement été suivi lors des protestations contre la loi Travail, pour laquelle Manuel Valls a sorti de sa manche le fameux 49-3.

Si les enjeux de ces manifestations sont capitaux, on se demande pourquoi il serait utile à Donald Trump que nous nous essoufflions contre des moulins. Comment faire le poids ? La question est de savoir où sont les véritables intérêts de cette politique et de ceux et celles qui profitent de cette dernière. Car ce sont avant tout les géants économiques et financiers, grands lobbyistes, qui poussent la dynamique de dérégulation et de rentabilité que nous vivons actuellement.

 

Atteintes à nos droits : comment réagir ?

En attendant, à l’ère des nouvelles technologies, il est plus que jamais nécessaire de recréer des liens dans la société, alors que les différentes crises économiques effritent le tissu social de nombreux pays, souvent dangereusement et à un prix écologique et humain conséquent. 

La défiance de la classe politique vis-à-vis d’une quelconque exigence d’intégrité de la part des citoyen-ne-s est scandaleuse. Aujourd’hui, en France, à l’approche des élections présidentielles, il est difficile de nommer un-e candidat-e qui ne soit pas susceptible d’être poursuivi-e en justice (François Fillon et le « Penelope Gate », Marine Le Pen visée par le Parlement européen, Emmanuel Macron et l’affaire des « frais de bouche »). Le mandat de François Hollande a en outre signé l’arrêt de mort d’une croyance ou confiance naïve dans l’alternance traditionnelle droite-gauche, en reniant précocement le programme pour lequel le président venait d’être élu. Le gouvernement avait alors cédé à la politique d’austérité imposée par le Pacte de stabilité européen concernant la dette nationale.

Je me demande comment éviter le glissement progressif vers la banalisation pure et simple du mépris de l’honnêteté parmi nos dirigeant-e-s politiques. Comment faire face au sentiment que le fonctionnement de notre État répond a une logique mafieuse de satisfaction d’intérêts privés aux dépens des intérêts publics ? Aux États-Unis déjà, en janvier 2010, des éditorialistes et intellectuel-le-s s’alarmaient dans le New York Times de la main-mise des corporations sur l’avenir de la démocratie dans leur pays. Le philosophe Noam Chomsky y commentait l’improbable jurisprudence que signait la Cour suprême des États-Unis en jugeant que « le gouvernement n’a pas le droit d’empêcher les corporations d’investir directement dans les élections » et d’interférer avec le processus démocratique.

Par ailleurs, les personnalités politiques se présentent de plus en plus comme des hommes et des femmes d’affaires. On pourrait s’interroger, comme certain-e-s, sur le parcours de banquier d’Emmanuel Macron en France, quand ils ne sont pas carrément à la tête d’un empire financier avec une tour à leur nom. Il n’est donc pas étonnant qu’ils et elles n’aient que faire des vies humaines et des destins sacrifiés, tant que la jouissance financière leur soit accordée.

Pendant la Women’s March, Angela Davis a répondu au racisme de Donald Trump en déclarant qu’« aucun être humain [n’était] illégal ». Je veux rappeler ici qu’aucun être humain n’est non plus censé échapper à la justice du bien commun, pas même les plus puissants. Au 16e siècle, l’humaniste et poète Étienne de la Boétie, ami de Montaigne, nous l’expliquait déjà dans son Discours de la servitude volontaire : « Celui qui vous maîtrise tant n’a que deux yeux, n’a que deux mains, n’a qu’un corps, et n’a autre chose que ce qu’a le moindre homme du grand et infini nombre de nos villes, sinon l’avantage que vous lui faites pour vous détruire. […] Je ne veux pas que vous le poussiez ou l’ébranliez, mais seulement ne le soutenez plus, et vous le verrez, comme un grand colosse à qui on a dérobé sa base, de son poids même fondre en bas et se rompre. »

La méthode pourrait ainsi paraître simple si l’émotion ne devait pas nous guider. Un boycott (inter)national serait une aubaine. Encore faudrait-il ne pas avoir sacrifié l’éducation politique et philosophique des foules au profit du consumérisme de masse. Il est temps de changer les choses. Aussi, gardons la tête froide et le cœur chaud. L’émotion et l’empathie doivent rester nos vertus premières. Mais non, nous ne tomberons pas dans le piège de la démoralisation face au combat insurmontable de défier les États-Unis d’Amérique ou les groupes transnationaux.

Nous poursuivrons une lutte implacable et saine, guidée par le respect de l’autre autant que celui de soi-même. Et pour ça, nous continuerons de construire, avec minutie et application, un monde plus juste et plus équitable, plus sain et plus heureux pour celles et ceux qui nous succéderont. De l’humain-e à l’humain-e. Nous avons ce devoir.