Nous avons eu la chance de discuter avec la professeure Lori Gruen, philosophe écoféministe spécialisée dans l’anthrozoologie, un domaine transdisciplinaire encore peu connu en France, qui étudie les relations entre êtres humains et non-humains.
Quand le féminisme est envisagé à travers l’angle de la philosophie, le nom de Lori Gruen arrive rapidement sur la table. Son intérêt particulier pour l’éthique animale, la captivité et la nécessité de redéfinir nos conceptualisations de la nature et de la séparation entre êtres humains et non-humains fait d’elle une voix importante de la lutte antispéciste et écoféministe. Dans son travail, elle explore la manière dont nos constructions sociales établissent des préjugés dans notre façon de penser et d’envisager le monde.
Encore inaccessibles pour le public francophone – comme c’est le cas pour nombre d’écrits écoféministes –, ses travaux sont pourtant une ressource fascinante d’informations. Ses études traduisent le besoin d’un regard et d’une analyse philosophiques quand nous envisageons ce que l’on nomme couramment la « condition animale » et notre rapport à l’autre, qu’il-elle soit humain-e ou non. Pour comprendre ce qu’avance la professeure, il faut garder en tête une notion clé : l’exceptionnalisme humain. Lori Gruen nous explique qu’il s’agit de « l’idée selon laquelle les humain-e-s sont supérieur-e-s aux autres animaux et au reste de la nature. L’exceptionnalisme humain se sert de quelques caractéristiques considérées comme spécifiques aux humain-e-s et les élève pour octroyer une considération morale aux humain-e-s disposant de ces caractéristiques, et nier cette considération aux animaux qui ne les possèdent pas. »
Toute la mouvance antispéciste veut lever le voile sur cette idée erronée. Et puisqu’elle est à la base de nombreuses sociétés, cela a des conséquences bouleversantes dans notre manière de penser. Elles peuvent parfois sembler brutales tant elles s’éloignent de ce que l’on nous a toujours inculqué. Pourtant, les considérer, les analyser semble aujourd’hui, à l’ère de la surconsommation et de la politique de l’argent, plus nécessaire que jamais. Qu’est-ce qui justifie en effet l’élévation de l’être humain comme espèce supérieure, comme si nous étions plus spéciaux que le reste des animaux ? La réflexion de Lori Gruen ne repose pas sur le fait de rejeter les différences, mais de les envisager autrement, de réfléchir aux catégorisations créées dans le but de servir les êtres humains, au détriment des non-humains.
Au cours de cette interview, nous avons pu discuter à la fois de la théorie, mais aussi de la mise en pratique de cette façon différente d’appréhender l’autre, de s’en soucier. Une discussion passionnante sur nos sociétés, mais aussi une matière indispensable pour se sensibiliser à l’écoféminisme et à l’antispécisme.
Pouvez-vous vous présenter rapidement, que faites-vous exactement ?
Je suis une philosophe féministe spécialisée dans l’éthique animale. Depuis l’époque où j’étais étudiante, je me préoccupe des « autres ». J’ai travaillé en tant qu’universitaire et activiste pour sensibiliser à la division problématique entre les humain-e-s « blanc-he-s » (présumé-e-s supérieur-e-s) et les animaux et personnes marginalisées (vu-e-s comme moins important-e-s), et pour comprendre comment cette conceptualisation établit le fondement d’une violence et d’une exploitation injustifiables.
Que pourriez-vous dire aux gens qui se demandent ce que les animaux et l’éthique ont à voir l’un avec l’autre ?
J’avance le fait que nous devons repenser nos relations avec les autres animaux, proches ou lointains, pour développer ce que je nomme l’« empathie enchevêtrée » (« entangled empathy », ndlr). Cela demande beaucoup de réflexion et de travail sur soi pour comprendre l’autre au-delà des différences. Nous avons besoin de davantage nous harmoniser avec nos intérêts, tout comme avec nos limites. La pensée éthique nous aide à voir ce que l’on peut potentiellement se devoir les un-e-s les autres, et cela à la lumière de conceptualisations erronées, et des injustices et préjudices qui en résultent, socialement et personnellement.
Ces conceptualisations sont-elles au cœur de l’idéologie capitaliste ?
C’est une vaste question. Je pense que l’une des hypothèses clés de l’idéologie capitaliste est que les individu-e-s agissent indépendamment pour promouvoir leurs propres intérêts. Mon point de vue, comme celui de nombreuses théoriciennes féministes intéressées par le développement de la théorie du care (lire Sandra Laugier, ndlr), est que l’individualisme n’est pas seulement un problème, mais une illusion. Nous sommes des créatures dépendantes et interdépendantes, comme le sont tous les animaux sociaux. Nous ne sommes pas simplement influencé-e-s par nos relations, mais coconstitué-e-s par celles-ci.
Pourquoi l’empathie est-elle centrale dans votre domaine d’étude ?
Je me suis d’abord tournée vers l’empathie, parce que je pensais que la nature relationnelle de nos engagements les un-e-s envers les autres avait tendance à mettre de côté les discussions éthiques concernant les animaux. Donc j’ai développé cette idée de l’empathie enchevêtrée, que je perçois comme un processus au cours duquel on accepte dans un premier temps que nous soyons déjà en relation avec toutes sortes d’autres animaux, humains et non-humains, et que ces relations sont, pour la plupart, assez mauvaises. On a ensuite travaillé à les rendre meilleures.
Dans mon livre Entangled Empathy: An Alternative Ethic for Our Relationships with Animals, je donne cette définition : « L’empathie enchevêtrée est une sorte de perception bienveillante se concentrant sur le fait de s’occuper du bien-être d’autrui et de son expérience en ce domaine. C’est un procédé expérientiel (« experiential process », ndlr) impliquant un mélange d’émotions et de cognition au cœur desquelles on reconnaît que nous sommes en relation avec les autres, mais aussi qui nous demande d’être responsables et sensibles à ces relations en assistant l’autre dans ses besoins, intérêts, désirs, faiblesses, espoirs et sensibilités. »
Je vois l’empathie enchevêtrée comme une forme particulière d’attention relationnelle. Une chose qui, à mes yeux, est cruciale dans notre approche pour penser nos relations différemment est de reconnaître qu’améliorer ces dernières demande de la pratique. Il n’y a pas de solution magique et universelle. Nous avons besoin d’apprendre continûment sur nous-mêmes. Nous ferons forcément des erreurs, donc nous devrions nous y atteler avec une bonne dose d’humilité, mais aussi être optimistes sur le fait que nous pouvons réparer nos erreurs et affiner nos aptitudes empathiques.
Dans ce livre, vous parlez de l’idée selon laquelle le « naturel est normatif ».
Il y a une vision assez commune qui veut que lorsque l’on dit que quelque chose est « naturel », on veut signifier que les choses sont telles qu’elles devraient être. C’est là que le « normatif » intervient. Nous avons besoin de comprendre que lorsque l’on désigne quelque chose comme « naturel », nous établissons une classification, et que cette classification est attachée à une valeur. Par exemple, « le naturel est bon » ou « la nature est moins importante » sont deux visions de la nature normatives, elles évaluent ou assignent une valeur à la nature.
Quelles sont les problématiques éthiques liées aux animaux ?
Aujourd’hui, dans la plupart des sociétés, les animaux sont envisagés comme jetables. On considère qu’ils sont là pour l’usage des humain-e-s, en tant que nourriture, outils de recherche, divertissement ou composants à valeur économique. Ne pas voir les autres animaux comme des êtres avec leurs propres intérêts, relations et existence est l’une des conceptualisations erronées dont je te parlais plus tôt. Résultat : les animaux sont soumis à la violence physique et émotionnelle.
Utiliser des animaux pour la nourriture, par exemple, est tellement considéré comme normal dans notre quotidien qu’il devient difficile de les voir comme autre chose. La réflexion éthique nous demande de penser plus en profondeur ce qu’est la réalité de ces êtres, leur vie, alors qu’on les utilise. Ce qu’est leur mort. Cela ne nous permet pas seulement d’accéder à une perspective différente sur la relation destructrice et consommatrice dans laquelle nous sommes enfermé-e-s, mais nous donne aussi la possibilité de manger et de vivre différemment.
Vous abordez souvent deux problématiques centrales : la captivité des animaux et l’élevage industriel. Pensez-vous que les gens ont commencé à sortir de leur léthargie, en étant confrontés à la manière dont les animaux sont traités dans ces structures ?
Malheureusement, je ne pense pas que nous ayons beaucoup avancé. Et je crois que cela est principalement lié au fait que pour commencer à défier les systèmes qui se servent des animaux, nous avons besoin de comprendre les conceptualisations erronées qui justifient ces systèmes.
J’ai parlé de l’une d’entre elles – consistant à voir les animaux comme jetables –, mais j’aurais aussi pu en mentionner une autre, celle de la séparation humain/animal. Elle implique que les êtres humains se voient comme une forme distincte, meilleure et, finalement, contre les animaux. Cette vision se concentre sur les différences biologiques et empêchent de considérer les « humain-e-s » et les « animaux » comme des conceptions sociales et politiques qui situent le pouvoir chez l’être humain.
Que diriez-vous à une personne se concentrant sur ces différences biologiques ?
Il y a tellement de manières différentes de les envisager. Comment se fait-il que les chimpanzés, les chihuahuas, les poulets et les guépards soient dans la même catégorie des animaux ? Les espèces elles-mêmes sont une conceptualisation scientifique, et non un ensemble de distinctions fixées biologiquement. Il y a de nombreuses façons de comprendre à quoi renvoie le terme « espèce », et nous avons aussi pu voir comment leurs classifications changent en même temps que les questionnements scientifiques.
Notre interprétation des espèces repose sur des jugements variés, basés sur les raisons pour lesquelles nous avons besoin de ces classifications, et sur la manière dont de telles classifications nous aideront à organiser différentes enquêtes et pratiques. Les organisations des espèces ne sont pas fixées par la nature, mais plutôt construites par nous.
Donc nous avons besoin de changer la manière dont nous traitons et considérons les animaux.
Si nous sommes intéressé-e-s par la création d’un monde plus respectueux, plus juste et moins violent, je pense que nous avons besoin de changer notre façon de penser nos relations plus largement, pas seulement le traitement des autres.
Cela doit commencer par le fait de reconnaître que les autres ont des relations aussi, et que celles-ci ont une importance pour ces derniers-ères. L’une des choses les plus violentes que l’on puisse faire à une personne est de la dépouiller de sa relationnalité. Pense à l’isolement cellulaire. Ce qui est contraire à l’éthique dans cette pratique est qu’en supprimant la possibilité pour une personne d’en toucher une autre, d’interagir avec une autre, de se projeter chez une autre, n’importe qui se perd. Comme le rappelle la philosophe Lisa Guenther, ce sont les conditions dans lesquelles une personne devient « instable ».
Considérer le confinement des autres animaux est rarement envisagé dans notre manière de penser le « traitement des animaux » ou la façon dont ils souffrent. Je pense qu’il est important d’explorer le préjudice que la captivité provoque chez les autres animaux.
Avec des exemples concrets, comment pouvons-nous explorer ce préjudice ?
Souvent, quand les gens parlent de la libération animale ou des droits des animaux, ils pensent aux torts les plus flagrants qu’on leur inflige : la souffrance que ces derniers subissent dans les fermes industrielles, le transport et l’abattoir, par exemple. Le confinement intensif a été le point d’attention principal des campagnes des associations, et beaucoup ont demandé plus d’espace et des conditions plus naturelles. Mais les torts de la captivité elle-même sont rarement considérés. Pense à ce qu’un chien vit quand il est seul dans une maison, quand les gens travaillent à temps plein. Le chien a beau être aimé, choyé, il n’y a pas tant de discussions que ça sur les bienfaits ou les conséquences néfastes de l’enfermer, seul, au minimum pendant huit heures par jour.
Au lendemain de la sortie de Blackfish, je pense que de plus en plus de gens ont compris à quel point il était terrible de garder des baleines en captivité. Cela a mené à des interrogations pour savoir si nous devions penser aux autres animaux en captivité – et comment –, y compris nos animaux domestiques.
Les humains sont-ils des animaux comme les autres, comme certain-e-s l’avancent ?
Je suis devenue de plus en plus mal à l’aise avec ce genre de questions et les méthodes qui surviennent pour tenter d’instaurer empiriquement des similitudes. Je pense que cette déclaration contient un anthropocentrisme inhérent. Les « animaux »… Il s’agit vraiment d’une étrange catégorie : il y a tant de diversité en son cœur et parmi les animaux qu’il est difficile de comprendre ce qui unifie cette catégorie, outre le fait qu’il s’agisse d’animaux non-humains. Et on en revient à la séparation être humain/non-humain dont je te parlais précédemment.
Comment faire pour sortir de notre conception anthropocentriste ?
Nous devons voir et respecter les animaux selon leurs propres conditions, leurs perspectives. Bien sûr, nous ne pouvons pas complètement comprendre ces dernières, mais nous avons besoin d’œuvrer à imaginer l’expérience d’autres animaux et considérer ce qui compte pour eux.
J’ai régulièrement entendu des universitaires réputé-e-s et activistes dire des choses comme « un chimpanzé a la sophistication cognitive d’un enfant humain de 3 ans ». Et je me demande alors : « Quel chimpanzé ? Le mâle alpha de 40 ans d’une cohorte ? La femelle de 55 ans, qui s’occupe des plus jeunes du groupe ? » Cela n’a aucun sens. Les chimpanzés, et les autres animaux, ont des personnalités, goûts, aversions et intérêts différents et plusieurs niveaux de maturité cognitive et émotionnelle. Quand on commence à faire des comparaisons avec les humains, on ignore toutes ces diverses caractéristiques des animaux eux-mêmes.
Dans notre vie quotidienne, que signifie être antispéciste ?
L’un des moyens les plus directs pour être antispéciste est de ne pas utiliser les animaux. Cela signifie ne pas les manger – même des produits animaliers – et, évidemment, de faire attention à l’impact que l’on a en tant que consommateur ou consommatrice sur les autres animaux.
Par exemple, l’huile de palme est un ingrédient présent dans de nombreux produits, et les plantations pour l’huile de palme sont en train de décimer l’habitat des orangs-outans en Indonésie. Cette industrie est en train de se déplacer en Afrique, détruisant des forêts et menaçant d’autres espèces en péril. Cela ne se produirait pas s’il n’y avait pas une si grande demande d’huile de palme. Bien sûr, il est difficile d’imaginer que le choix d’une personne de supprimer dans son quotidien quelque chose comme l’huile de palme puisse faire toute la différence. Donc il y a une autre chose très importante, c’est de s’éduquer et de se joindre à des campagnes écologistes destinées à changer les pratiques des corporations qui détruisent notre planète.
Vous avez coédité le livre Ecofeminism: Feminist Intersections with Other Animals and the Earth. Comment l’écologie est-elle liée au féminisme ?
Carol J. Adams et moi-même avons coécrit un chapitre au début du livre, dans lequel nous discutons de ces liens. Depuis les débuts de l’écoféminisme, il y a eu de nombreuses manières de les considérer, mais le lien qui, à mes yeux, est constant est celui dont je t’ai parlé au cours de notre conversation, c’est-à-dire considérer que dévoiler nos conceptualisations « erronées » est une manière d’avancer vers un monde plus juste et moins violent.
Les femmes, les personnes racisées, les animaux non-humains, la nature sont vues comme moins importantes que les hommes blancs, et cette valeur binaire a servi de justification – une justification incorrecte – à l’exploitation et la violence. En explorant les liens interconnectés et en travaillant en solidarité, ces fausses conceptions peuvent perdre de leur pouvoir, ou du moins nous pouvons envisager le pouvoir pour ce qu’il est.
Qu’est-ce qu’être écoféministe de nos jours ?
Je pense que cela implique de reconnaître les pratiques violentes, destructives et celles qui relèvent de l’exploitation, qui ont été justifiées par ces visions erronées d’une supposée supériorité des hommes blancs. Il s’agit de démasquer ces visions et les systèmes qui les supportent, et d’aller au-delà de nos différences pour les entraver. Dans mon esprit, l’écoféminisme a toujours été la théorie et la mise en pratique d’un effort commun destiné à interrompre cette pensée dangereuse binaire et à augmenter la liberté et le respect.
Cinq livres recommandés par Lori Gruen si tu es intéressé-e par l’éthique animale et l’écoféminisme :
- Ecofeminism: Feminist intersections with other animals and the earth, de Carol J. Adams et Lori Gruen, Bloomsbury Academic USA, 2014.
- Ecofeminism, de Vandana Shiva et Maria Mies, Critique Influence Change, 2014.
- Feminism and the Mastery of Nature, de Val Plumwood, Routledge, 1993.
- Toxic Communities: Environmental Racism, Industrial Pollution, and Residential Mobility, de Dorceta Taylor, New York University Press, 2014.
- Animacies: Biopolitics, Racial Mattering, and Queer Affect, de Mel Y. Chen, Duke University Press, 2012.
- Exposed: Environmental Politics and Pleasures in Posthuman Times, de Stacy Alaimo, University of Minnesota Press, 2016.
Malheureusement, aucun de ces livres n’est accessible dans une traduction française.