Alors que le début de l’année a été marqué par la sortie successive de productions à Oscars, Three Billboards : Les Panneaux de la vengeance a réussi à se démarquer avec un sujet fort traité d’une manière brutale et singulière. Mais n’est-il pas, au fond, faussement dénonciateur ? Derrière les répliques chocs, le sujet et ces trois phrases qui nous hantent se cache un autre film. Et son interprétation a plutôt de quoi faire grincer les dents.
Sept mois après le viol et le meurtre de sa fille, Mildred Hayes (Frances McDormand) loue trois panneaux publicitaires sur une route peu fréquentée des États-Unis, à l’entrée de la petite ville d’Ebbing, dans le Missouri. Elle y fait inscrire dessus un message destiné au chef de la police en charge de l’enquête, Bill Willoughby (Woody Harrelson). Ce geste renforce les tensions entre la police et la mère en deuil, et la ville entière (qui compte un peu plus de 1000 habitant-e-s) est mêlée à l’affaire.
Three Billboards est réalisé et écrit par Martin McDonagh, auquel on doit les très drôles Bons baisers de Bruges (2008) et Sept psychopathes (2012). Au premier abord, le long-métrage a des qualités non négligeables. Techniquement et cinématographiquement déjà, le film se tient. Le réalisateur a compris que sa force résidait en grande partie dans son casting : le rôle central est tenu par Frances McDormand, qui joue son personnage de manière silencieuse, mais jamais passive. Elle est en cela une figure assez classique de la mère sacrificielle. À travers cette antihéroïne et les personnages qui gravitent autour d’elle, le film semble vouloir faire passer à travers son cynisme un message finalement assez simple : les gens sont des êtres complexes capables de changement. Ce message est accompagné d’une critique en apparence forte de la police, des violences subies par les femmes et, dans une moindre mesure, du racisme (et ce, alors que chaque personnage noir est secondaire). Malheureusement, force est de constater que dans Three Billboards, ces deux axes d’approche sont incompatibles.
Fausses femmes fortes et vrais hommes bien
Ce long-métrage se base sur un personnage fort : Mildred Hayes. Dans sa galaxie gravitent quelques femmes : la nouvelle petite amie de son ex-mari, bête comme ses pieds ; la secrétaire de l’agence de publicité, presque bête comme ses pieds ; la mère d’un policier violent et raciste, plus violente et raciste que lui ; la veuve d’un policier, qui n’est là que pour être la veuve d’un policier ; et une femme noire qui se fait arrêter. Mettre en scène des personnages féminins aussi limités dans un film dont le point de départ est le viol et le meurtre d’une jeune femme est, au mieux, un manque de compréhension de son sujet, au pire, une marque de mauvais goût. Non seulement, chaque personnage féminin est réduit à un stéréotype ou à une fonction narrative, mais en plus, la jeune fille violée et assassinée n’est que cela. Elle ne tient absolument aucune place réelle dans le récit.
Au contraire, les hommes ont droit à des trajectoires beaucoup plus complexes. Une partie des personnages principaux sont des policiers, et Three Billboards assène que ces derniers sont racistes et homophobes. Pourtant, aussi odieux qu’ils soient, chacun d’entre eux trouve dans le récit des éléments pour justifier ses actes. L’histoire cherche à tout prix à les excuser : au bout du compte, Mildred – qui ne veut pourtant pas d’un prêtre chez elle parce que certains sont pédophiles – s’associe à un ex-policier raciste pour venger sa fille. Ce traitement des policiers − les autres personnages masculins n’ayant jamais droit à autant de développement − appuie finalement le fait qu’ils sont des individus, et non pas un corps de métier uniforme. Le message pourrait être intéressant, si l’on ne voyait pas Jason (Sam Rockwell) défenestrer un homme sous les yeux de ses collègues impassibles. Il pourrait être intéressant, si tout, dans la construction du film, ne retournait pas imperceptiblement la situation.
À la fin, la ville entière suspecte Mildred d’avoir poussé Bill au suicide, et elle défigure involontairement Jason dans une séquence improbable − ce dernier lui accordant finalement son pardon. Chaque action contre la police prise par l’héroïne est donc non seulement vaine, mais également dangereuse pour les autres ou se retourne contre elle. Ainsi, sous couvert d’avoir un propos progressiste par le biais de quelques piques lancées aux forces de l’ordre, Three Billboards met en scène l’inverse de son propos initial, l’étiole image après image.
Les violences subies par les femmes comme un prétexte
Le traitement du meurtre de la jeune fille tombe dans les mêmes écueils. La conclusion est en effet simple : la police a fait tout ce qu’elle a pu. Face à l’absence d’actions, c’est la vengeance que Mildred va chercher. Puisque le système judiciaire ne trouve pas le coupable, elle veut se venger et tuer n’importe quel violeur ou meurtrier. Cela pourrait renvoyer à la réalité très concrète du traitement des affaires de viol par les autorités. Mais ici, c’est encore une fois un propos de façade. Three Billboards ne montre jamais explicitement l’enquête et n’y fait même jamais allusion. Les spectateurs-rices voient tout au plus Bill ouvrir le dossier d’un air décidé. Le viol et le meurtre de cette jeune fille ne sont qu’un prétexte choc pour lancer l’intrigue d’un film qui traite en permanence les femmes comme des personnages secondaires, insignifiants et bêtes.
Three Billboards aurait pu dénoncer la violence, ou l’usage de la violence en particulier par les forces de l’ordre. Il aurait pu être une œuvre pertinente et actuelle sur les agressions envers les femmes. Il aurait aussi pu être un film sur une mère de famille qui doit porter le deuil de sa fille. Il n’en est rien. Le long-métrage maintient l’illusion avec une ou deux répliques cinglantes et quelques scènes purement destinées à donner le change. Sous des airs progressistes, il est un pamphlet destiné à dédouaner les policiers de chacun de leurs travers.
À l’heure de mouvements comme Me Too et Black Lives Matter, le fait qu’une fiction faisant l’apologie des forces de l’ordre américaines soit applaudie par la critique est indécent et dangereux. Ici, la violence est justifiée et excusée en permanence, comme si elle était la seule réponse logique au monde dans lequel nous vivons. Le film évacue complètement les rapports de domination qui existent entre les policiers et les civils, et se pose comme une œuvre symptomatique de cette Amérique blanche qui essaie de se donner bonne conscience.