Muslim Sisterhood, c’est un projet sororal et puissant sur Instagram qui veut en finir avec les représentations stéréotypées, fantasmées et exotisées des femmes musulmanes. À la tête de cette initiative : Zeinab Saleh, Sara Gulamali et Lamisa Khan. Elles proposent un espace artistique dans lequel les femmes musulmanes existent, indépendantes et autonomes, libres et fières.
Leur histoire commence comme tant d’autres à notre époque. En 2017, les trois jeunes femmes découvrent leurs univers respectifs. À travers ses créations artistiques, publiées sur Instagram, Zeinab Saleh partage sa foi et son mode de vie. Le jour où Sara Gulamali tombe sur son compte, elle est frappée par l’évidence : l’existence de ce genre d’images est cruciale pour faire changer les mentalités. De son côté, tout aussi connectée, Lamisa Khan, photographe pour Amaliah, un média Web dédié aux femmes musulmanes, découvre le travail de Zeinab.
Les trois femmes, originaires de Londres, se rencontrent pour la première fois au mois d’octobre de la même année. Les choses vont alors assez vite et, peu après, le projet Muslim Sisterhood prend forme. L’objectif s’impose naturellement : capturer le quotidien des femmes musulmanes de leur génération, montrer la diversité de leur communauté, et célébrer celles qui en font partie. Elles lancent alors un compte Instagram commun.
À ses débuts, cette page collective est un espace assez intime pour ses créatrices, qui se photographient et partagent leurs images entre amies. Mais peu à peu, leur ambition grandit, même si le but reste simple. En 2018, Lamisa explique au magazine Huck que Muslim Sisterhood aspire à visibiliser des « filles musulmanes normales, qui ne sont pas des blogueuses, des fashionistas ou des “briseuses de stéréotypes” ». Aujourd’hui, le compte a plus de 5 000 followers, et le projet a bien évolué. Ses créatrices travaillent désormais avec des make up artists, des stylistes, des modèles, des magazines…
Un besoin essentiel de représentation
La motivation de ce collectif artistique, au-delà de vouloir générer de nouvelles représentations, est d’offrir un univers visuel riche, pluriel et authentique. Du stéréotype de « la femme soumise » à celui de « la radicalisée » en passant par « la prude », voilà les poncifs auxquels Zeinab, Sara et Lamisa sont ramenées depuis leur enfance et qui ne leur correspondent en rien. Les clichés racistes ont la vie dure, et ceux-ci sont généralement rattachés au stéréotype de la femme musulmane voilée et unidimensionnelle :
Nous reprenons le contrôle sur les images qui nous mettent en scène et sur la manière dont les gens nous perçoivent. Remédier aux stéréotypes, c’est beaucoup de travail émotionnel, que nous ne devrions pas avoir à faire. Notre intention est de célébrer la multiplicité des femmes musulmanes, explique Zeinab Saleh.
Grâce à des photos colorées, elles obligent chacun-e d’entre nous à regarder en face une communauté que l’on veut souvent cacher, réduire à peu de chose. Avec le visuel, la puissance de la figuration et la valeur esthétique, elles présentent les femmes musulmanes comme on ne les voit jamais : resplendissantes, créatives et fières.
Trop souvent, leur image en Occident se cantonne à celle de femmes arabes, alors que dans les faits, l’Islam dépasse largement les frontières des pays dits « arabes ». Dans leurs photographies, on les voit aussi noires, asiatiques, européennes, voilées ou non, réaffirmant ainsi le droit de chacune à se vêtir comme elle le souhaite, pour des raisons qui n’engagent qu’elle.
Plus qu’un espace créatif, Muslim Sisterhood est également un projet qui permet à celles qui composent son public de se retrouver − personnellement et entre femmes d’une même sororité. La photographie et les réseaux sociaux leur offrent l’opportunité d’inventer de nouveaux espaces d’expression, où tout le monde peut trouver sa place. Ainsi, les membres de cette communauté virtuelle renforcent leur sororité et, par la même occasion, se réconcilient avec leurs multiples identités.
Toutes n’ont pas grandi entourées de musulman-e-s, et certaines ont du mal à se construire, par manque de représentation. En somme : arriver à concilier le fait d’être musulmane dans un pays européen n’a rien d’une évidence. Mais ces dernières années, avec l’essor de page Instagram comme Muslim Sisterhood, les concernées trouvent enfin des références positives, plus authentiques.
La photographie comme moyen de lutte antiraciste
Montrer la diversité ethnique au sein de la communauté musulmane est également un moyen de vaincre le préjugé selon lequel l’Islam serait la « religion des Arabes », mais aussi de déconstruire les discours négrophobes.
Ce problème de racisme et de négrophobie, elles l’associent à celui du colorisme, lequel peut se définir par le fait de préférer les peaux plus blanches aux peaux plus noires, ou les traits fins. Soit valoriser ce qui se rapproche le plus du modèle blanc, et exclure ce qui s’en détache. Elles considèrent que cette situation est la conséquence de l’hégémonie des normes de beauté occidentales, héritées de la colonisation. C’est pourquoi leur projet est en outre motivé par la déconstruction décoloniale des imaginaires communs, un enjeu essentiel à notre époque.
Zeinab, Sara et Lamisa considèrent d’ailleurs que la plupart des mauvaises représentations des femmes musulmanes, et plus généralement racisées, sont dues aux courants de pensée qui ont accompagné la colonisation, comme l’orientalisme, qui a fait de ces dernières des objets hypersexualisés.
De fait, leurs photos détruisent les idées islamophobes. Il est important pour ces artistes de diffuser les valeurs encouragées par leur foi, et de prôner le fait que les différentes cultures et communautés puissent vivre ensemble.
Se réapproprier l’espace
Un autre aspect intéressant de Muslim Sisterhood est sa volonté de réintégrer l’espace public, de visibiliser ce que tout le monde voudrait ignorer. Avec leur style streetwear, les participantes se réapproprient la culture urbaine, désormais prise d’assaut par les grandes marques et par des personnes aisées qui en ont une vision idéalisée.
En posant dans des lieux atypiques, elles redonnent de la légitimité aux espaces de la culture populaire, comme les petites épiceries, qu’elles célèbrent régulièrement dans leurs clichés. Elles font ressortir toutes les couleurs des rayons et nous obligent à voir de la beauté dans un cadre prosaïque, d’habitude méprisé. Ce sont des lieux incontournables où certaines retrouvent des produits de leur pays d’origine. Si elles ont pu en avoir honte − ceux-ci les renvoyant justement à une histoire qu’elles pensaient devoir cacher pour s’intégrer −, aujourd’hui elles en sont fières ; on le constate dans leurs photos, qui allient des codes culturels traditionnels à d’autres plus modernes et urbains. Mettre en avant ces commerces est également une manière pour elles de soutenir leurs communautés.
Muslim Sisterhood, c’est finalement un concentré de ce qu’elles sont : des jeunes femmes ayant accepté leurs identités plurielles, qui désirent montrer aux nouvelles générations qu’elles n’ont pas à s’excuser d’être ce qu’elles sont, et qu’elles peuvent célébrer leur vécu.
Le prochain projet de Zeinab , Sara et Lamisa est la création d’un webzine pour amplifier leurs voix. Tu peux les soutenir ici.
Image de une : Jokha, Sara et Hidaya. © Muslim Sisterhood