Qui n’a jamais entendu parler de Rosa Parks, figure emblématique de la lutte antiraciste, qui s’est battue contre la ségrégation raciale aux États-Unis ? Cependant, il y a fort à parier que l’on soit beaucoup moins nombreux-ses à connaître celle qui a inspiré la militante elle-même, une jeune fille de 15 ans qui a ouvert la voie à des centaines de milliers de personnes à travers le monde : Claudette Colvin.
Claudette Colvin naît le 5 septembre 1939 dans la ville de Montgomery, en Alabama, aux États-Unis. À cette époque, dans la Cotton Belt (la « ceinture de coton », espace agricole du sud du pays dédié à la production de cette matière première entre le XVIIIe et le XXe siècle), la guerre de Sécession a déjà pris fin depuis plus de soixante-dix ans, entraînant l’abolition de l’esclavage. Celui-ci cesse d’abord dans les colonies françaises, puis britanniques, et enfin partout aux États-Unis grâce au treizième amendement de leur Constitution, adopté le 6 décembre 1865. Mais dans le pays, à partir des années 1870, les lois Jim Crow sont progressivement promulguées afin de maintenir à tout prix les personnes noires (que l’on appelle alors « colored people ») dans un statut de citoyen-ne-s de seconde zone. Elles et ils sont libres, oui, mais moins que les blanc-he-s. On vit ensemble, oui, mais chacun-e de son côté.
Grandir dans la Cotton Belt en 1939 en étant noir-e
Cette fausse égalité entre les personnes blanches et racisées vise à assurer la pérennité de la suprématie blanche dans les États concernés. Tout est mis en œuvre pour que les blanc-he-s et les autres soient séparé-e-s de la naissance à la mort (les cimetières et maternités étant aussi ségrégués que la rue). Les gens ne peuvent pas utiliser les mêmes bancs, profiter des mêmes services ou s’asseoir aux mêmes places dans les transports – pour ceux qui en autorisent l’accès aux personnes noires. Il va sans dire que les mariages mixtes sont alors formellement interdits, les lois Jim Crow ne se contentant pas de régir l’espace public, et intervenant tout aussi bien dans la vie privée des citoyen-ne-s.
C’est dans ce contexte de ségrégation et de domination que grandit Claudette Colvin. C’est là ce qu’elle a toujours connu : lorsqu’une personne blanche entre dans un bus dont tous les sièges qui lui sont réservés sont déjà pris, les personnes noires du rang suivant doivent se lever pour qu’elle puisse s’asseoir. On lui répète encore et encore que c’est ainsi, que c’est la loi, que l’on ne peut rien y faire. On ne peut que l’accepter, courber l’échine, et laisser sa place.
Désobéissance civile et résistance individuelle
Claudette n’est âgée que de 15 ans lorsqu’elle s’oppose à ces lois. Elle refuse, le 2 mars 1955, de céder son siège à une femme blanche dans le bus de Highland Gardens, et ce malgré l’ordre du chauffeur et les regards désapprobateurs des passagers-ères. Son refus déclenche son expulsion immédiate du bus et son arrestation par deux policiers, mais va aussi et surtout être à l’origine de l’un des mouvements sociaux les plus importants du XXe siècle.
Claudette, qui doit son prénom à l’actrice Claudette Colbert, icône blanche du cinéma des années 1930-1940, grandit dans la détestation d’elle-même, le dégoût de sa couleur, l’idée qu’il faut être la plus blanche possible pour être acceptée, le désir d’une liberté qui semble devoir demeurer à jamais l’apanage des blanc-he-s.
Son acte de rébellion n’en est que plus remarquable. Du haut de ses 15 ans, elle ne remet pas seulement en cause une loi injuste et injustifiable : elle regarde le système ségrégationniste droit dans les yeux, et lui dit non. Elle se défait ainsi de tous les principes racistes qui lui ont été inculqués depuis toujours, et se dresse contre ces lois et contre l’intériorisation de sa soumission.
Répercussions et soutien collectif
Dès lors que la nouvelle de l’arrestation de la jeune fille se répand, la communauté noire de Montgomery s’indigne du traitement réservé à l’adolescente, tout en louant son courage, qui semble croître à mesure que les jours passent. Ne se démontant pas face aux fausses accusations de la police, qui affirme que la jeune fille aurait insulté les agents et se serait férocement débattue lors de son arrestation, Claudette Colvin déclare au cours de son procès le 11 mai 1956 que ses droits constitutionnels ont été violés et poursuit la ville en justice, après avoir plaidé non coupable aux charges de non-respect des lois Jim Crow, de trouble à l’ordre public et d’agression.
Pour la ville de Montgomery, c’est une première dans ce genre de procès. La vaillance dont l’adolescente fait alors preuve est immense : elle défie non seulement l’autorité du chauffeur de bus et celle de la police, mais s’oppose également aux lois ségrégationnistes, malgré la menace qui pèse sur sa vie et celle de sa famille (celle-ci risque une amende colossale, une arrestation, ou un lynchage par le Ku Klux Klan, pratique malheureusement courante dans les années 1950).
Son audace est contagieuse, et plusieurs de ses camarades de classe acceptent de témoigner en sa faveur. Elle est cependant reconnue coupable des trois chefs d’accusation. Néanmoins, lorsque son avocat, Fred Gray, fait appel de cette décision, le juge Carter abandonne les deux charges de trouble à l’ordre public et de violation des lois de l’État pour ne conserver que celle d’agression à l’encontre de la police. Claudette Colvin est condamnée à une amende minime et à une mise à l’épreuve de durée indéterminée. Cet abandon des charges est la première chose qui pousse la militante vers l’oubli. Et elle a maintenant un casier : envolé, son rêve de trouver une bonne école, de devenir un jour avocate ; envolées, ses perspectives d’avenir.
Sous le coup de sa mise à l’épreuve, elle ne sort presque plus de chez elle sauf pour conter son histoire aux militant-e-s de la NAACP (National Association for Advancement of Colored People, une association multiraciale et multiconfessionnelle, luttant notamment contre la discrimination raciale et les lynchages), sous l’œil attentif d’une certaine Rosa Parks. Cette dernière avait demandé à son ami Fred Gray, l’un des deux seuls avocats noirs de Montgomery, de défendre Claudette. C’est elle aussi qui avait payé ses honoraires en organisant une collecte auprès de la NAACP. Mais cela ne constitue que le début de l’implication de Rosa Parks dans cette affaire, qui ne tarde pas à prendre des proportions que personne ne peut alors imaginer.
Le soutien de Rosa Parks et de la NAACP
Rosa Parks, en dehors de ses activités militantes au sein de la NAACP, est couturière au Montgomery Fair, l’un des plus grands magasins de la ville. Le 1er décembre 1955, elle monte dans le bus 2857, au même arrêt que Claudette avant elle, et s’assoit dans la section réservée aux colored people. Rapidement, le bus se remplit. Il n’y a plus aucun siège disponible et un homme blanc se retrouve debout. L’histoire se répète. Le chauffeur, James Blake, ordonne aussitôt à toutes les personnes noires de la rangée de se lever. « J’ai besoin de ce siège », affirme-t-il.
Un homme se lève, puis deux, et tou-te-s sont bientôt debout, à l’exception de Rosa. Le chauffeur s’approche, lui demande si elle a l’intention de se lever. Elle répond simplement que non. Pas cette fois. Il menace de la faire arrêter, elle lui répond : « Faites-le. » À l’arrivée de la police, Rosa décide de coopérer : elle se lève et sort du bus avant même que celle-ci n’ait l’occasion de la toucher. Aucune agression, aucune résistance. La nouvelle de son arrestation se propage, et la résistance s’active.
Cette force d’opposition, c’est la NAACP, et notamment Jo Ann Gibson Robinson, éducatrice et militante au sein de l’association ; c’est aussi la communauté noire tout entière. Une vague de protestations a lieu, et le mouvement des droits civiques se met peu à peu en marche. Jo Ann Gibson Robinson, qui a suivi les deux affaires de très près, distribue plus de 50 000 tracts appelant au boycott des bus de Montgomery.
Le boycott, arme de contestation massive
Sa mise en œuvre n’est pas une mince affaire. À Montgomery, on n’a encore jamais rien vu de semblable, de si radical en matière de désobéissance civile. Outre le gouvernement qui fait tout pour étouffer l’affaire, la grande majorité des citoyen-ne-s, blanc-he-s ou noir-e-s, y est défavorable. On s’inquiète des possibles répercussions d’une telle entreprise. La probabilité que tout cela aboutisse à une plus forte répression, à davantage de discriminations et d’inégalités, est grande. Et pour cause, Rosa Parks perd son emploi dès 1956, et Jo Ann Gibson Robinson risque fort la même chose.
Contre toute attente, c’est la vision traditionaliste des rapports femmes-hommes d’Edgar Daniel Nixon, président de la branche du NAACP de Montgomery, qui accélère les choses : « Nous avons besoin de renverser l’histoire et de cesser de nous cacher derrière ces femmes qui font tout le travail pour nous ! » s’exclame-t-il lors d’une réunion de l’association¹. Il ne sera pas dit (même si ce fut un peu le cas…) que les femmes ont tout fait et que les hommes se sont cachés derrière elles.
L’issue du procès de Rosa Parks achève de convaincre tout le monde d’adhérer au boycott. Comme Claudette Colvin avant elle, elle plaide non coupable. Et comme cette dernière, elle est condamnée après un simulacre de procès. Cela ne fait que renforcer la cohésion et la volonté des acteurs et actrices du boycott, lequel dure alors du 5 au 21 décembre 1955.
C’est Martin Luther King, jeune pasteur à l’Église baptiste noire de Montgomery, qui est désigné leader par Edgar D. Nixon et qui accepte de prendre la tête de l’organisation du boycott. Cette action est l’un des événements majeurs du mouvement.
L’effacement progressif de Claudette Colvin
En préparant les tracts, Jo Ann Gibson Robinson, dans la précipitation, y écrit le nom de Claudette Colbert au lieu de celui de Claudette Colvin. Puis, quand la NAACP, rejointe par des leaders religieux, en fait circuler de nouveaux, son nom est tout bonnement effacé, pour ne conserver que celui de Rosa Parks. Enfin, lors du discours élogieux de Martin Luther King sur le courage et l’abnégation de Rosa Parks, celui-ci ne mentionne pas la jeune femme. Cela achève d’effacer son nom de l’histoire.
Claudette Colvin n’est pas, comme Rosa Parks, une dame d’âge mûr, une chrétienne respectable, que tou-te-s connaissent et admirent. C’est cette dernière que l’on a choisie pour représenter la lutte pour les droits civiques, c’est elle qui est défendue, écoutée, c’est elle seule qui remporte l’audience, l’attention, la portée et la célébrité, que toutes deux méritent pourtant. Claudette a donné l’encre et le papier aux auteurs et autrices de cette page de l’histoire, mais elle doit en payer le prix : celle-ci s’écrira sans elle.
Claudette Colvin contribue pourtant une nouvelle fois à l’aboutissement du mouvement. Elle témoigne le 1er février 1956, dans le cadre de l’affaire Browder v. Gayle, aux côtés de trois autres femmes noires, Aurelia Browder, Susie McDonald et Mary Louise Smith, des mauvais traitements qu’elles subissent depuis des années dans les transports publics. Grâce au précédent constitué par ce procès, la Cour suprême déclare inconstitutionnelles les lois Jim Crow dans les transports en Alabama le 13 juillet 1956. Cela marque la fin progressive de la ségrégation dans les transports de tous les États de la Cotton Belt.
Quant à Claudette, elle déménage à New York en 1956 pour y commencer une nouvelle vie d’aide-soignante, anonyme et discrète. Pour elle comme pour Rosa Parks, trouver du travail à Montgomery est devenu impossible après la vague de protestations des suprémacistes blanc-he-s à l’issue du procès.
Elle se détache ainsi de toute cette effervescence, dans laquelle on ne semble de toute façon pas vouloir lui donner de place. Elle est heureuse d’avoir obtenu gain de cause, mais il lui faut bien reprendre le cours de sa vie. Elle ne reverra jamais Rosa Parks, pas plus que les femmes ayant témoigné avec elle. Il n’y a pas d’école ou de bibliothèque Claudette Colvin, pas de journée qui lui soit dédiée, pas de grands discours. Mais elle n’est pas tout à fait oubliée pour autant.
Le véritable héritage de Claudette Colvin
C’est en tombant sur le nom de Claudette Colvin au cours de ses recherches sur la vie de Rosa Parks que Tania de Montaigne, écrivaine, chanteuse et chroniqueuse, commence à s’intéresser à son histoire. Sa curiosité est éveillée par le caractère pour le moins succinct des quelques lignes qui lui sont consacrées. En découvrant le fossé entre ce que l’histoire a retenu d’elle et ce qu’elle aurait dû en retenir, l’autrice a décidé que ce récit méritait amplement d’être raconté, et qu’un hommage devait enfin être rendu à cette femme hors du commun, dont elle découvre le parcours.
Elle écrit ainsi en 2015 un roman relatant ces événements et détaillant le rôle qu’y a joué la jeune fille. Dans Noire – La Vie méconnue de Claudette Colvin, elle propose à ses lecteurs-rices de se mettre à la place de cette dernière, d’appréhender les événements relatés à travers les yeux d’une personne noire dans les années 1950, habitant la Cotton Belt. Elle dresse également certains parallèles avec sa propre histoire et le racisme qu’elle subit au quotidien. Elle y raconte :
[…] l’opinion de tous les acteurs de cette époque converge en un point : Rosa Parks était la seule personne qui pouvait permettre que tout arrive. Mais qui peut dire ce qui se serait passé si Claudette Colvin avait été l’Élue ? […] Rosa Parks, bien que modeste, pouvait parler à la classe moyenne, elle en avait l’allure, les codes, les fréquentations. Avec sa peau claire et ses cheveux raides, elle était une émanation acceptable pour les blancs et enviable pour les noirs. Elle avait aussi une vie accomplie, impossible donc de s’y projeter en présageant du pire…²
Son livre reçoit le prix Simone Veil en mai 2015 et redonne ainsi un souffle à l’histoire de Claudette, souffle qui redouble de vitalité lorsque Tania de Montaigne décide d’adapter son roman au théâtre, avec l’aide du scénariste et metteur en scène Stéphane Foenkinos, au Théâtre des Deux Rives, à Rouen. Ce spectacle s’intitule simplement NOIRE. Titre sobre, puissant, efficace. L’autrice raconte elle-même l’histoire de Claudette Colvin sur scène et se bat pour que l’on se souvienne d’elle.
Une poignée d’articles tente dès lors de lui rendre justice, de la faire connaître davantage, et de mettre en lumière le rôle déterminant qu’elle a joué dans l’acquisition de droits fondamentaux pour des millions de personnes aux États-Unis. Claudette Colvin accepte de répondre à quelques interviews, désirant tout de même que l’on respecte son souhait de ne pas être dérangée et de demeurer en paix, dans le silence et le calme qui l’ont toujours caractérisée :
J’ai juste senti que ce n’était pas acceptable, je voulais simplement que les gens se rassemblent et s’unissent, pour combattre la ségrégation.³
L’exemple de Claudette Colvin a ouvert la voie à des milliers de personnes à travers le monde, et c’est à nous à présent de permettre à son héritage de perdurer, en osant protester lorsque l’on assiste à une situation profondément injuste, en nous dressant contre les oppresseur-ses potentiel-le-s que nous pouvons rencontrer tout au long de notre vie.
En faisant entendre notre voix, verbalement ou non. En acceptant de sortir de cette invisibilité si confortable que nous offre chaque jour la masse dans laquelle nous évoluons, l’obéissance et la discrétion qui nous sont implicitement prescrites. En nous levant pour protester, et parfois en restant assis-es.
¹ Jo Ann Gibson Robinson, The Montgomery Bus Boycott and the Women Who Started It, Knoxville, The University of Tennessee Press, 1987, p. 61.
² Tania de Montaigne, Noire – La Vie méconnue de Claudette Colvin, p. 41 : « Ce que dit l’Histoire. »
³ « I just felt that this was not right, I just wanted people to come together and unify, to fight the segregation », Claudette Colvin: The Original Rosa Parks, Great Big Story, 2016.
Image de une : Claudette Colvin, 7 avril 1998. © Dudley M. Brooks/The Washington Post/Getty Images