Notre corps est une partie de nous-mêmes, un autre familier, aussi, auquel on impose parfois mille contraintes. Zyle te fait le récit d’une de ces journées où la petite voix dans notre tête, celle qui voudrait nous plier aux injonctions, ne semble jamais s’arrêter.
À l’occasion de la deuxième édition de Dépossédées, notre club de lecture, nous vous avions proposé d’écrire sur le thème « Mon corps et moi » et de partager vos créations sur le rapport que vous entretenez avec votre corps. Merci pour vos participations, toujours touchantes, et qui décrivent bien les relations ambivalentes que l’on peut avoir avec notre propre corps, tantôt belles tantôt douloureuses.
C’est le matin. Il est bien là, tu le sens. Lui, ce corps, cet autre. Il remue lentement. Tu essaies de soulever tes paupières lourdes. Tu jettes la couette au loin, mais il reste affalé sur le côté. Tu lui demandes à nouveau de se lever. Bougeons-nous. Remuons-nous. Tu le tires dans le froid. C’est l’hiver, il fait nuit. Tu le déshabilles. Arraches ton short et ton t-shirt. Il tremble. Tu vois les petits frissons le long de sa peau. Mais peut-être est-ce la fatigue ? Le manque de sommeil des nuits dernières ? Enfilons ça. Tu l’observes d’un air sceptique. Les épaules tombent un peu et la taille n’est pas très fine. On voit du gras sur le devant du ventre. Les jambes sont légèrement arquées. Prenons cette ceinture, ça rendra mieux avec notre silhouette. Tu serres davantage pour passer du deuxième au troisième trou. Maintenant, tu t’assois dans la cuisine. Tu lui sers une large tasse de café. Il nous reste dix minutes pour avaler un morceau. Tu sais qu’il n’a pas d’appétit. Il est trop tôt. Il mâche chaque bouchée un peu trop longtemps. Tes yeux vides errent sur l’écran de ton téléphone. Tu consultes tes mails. Enfin, tu le pousses dehors. Fermes la porte à clef.
13:50 On entend la pluie contre la fenêtre et les cliquetis des claviers. La concentration est retombée mais le corps continue de s’activer. Derrière, deux femmes discutent du projet en cours. Leurs chuchotements se font de plus en plus bas. Soudain, un bruit attire leur attention. C’est le ventre. Il gargouille violemment. Les chuchotements reprennent. Les doigts appuient sur l’abdomen puis se dirigent machinalement vers le creux du bras. Les ongles grattent la peau. Une démangeaison obsédante. Les doigts s’agitent encore quelques instants. La peau rougit. Ils s’arrêtent lorsque tu leur demandes d’arrêter. Ta bouche se pince. Pas le temps de prendre une pause aujourd’hui. Tu sors dans la rue pour t’acheter un sandwich. Tu reviens avec un sachet en plastique, une serviette en papier et un gobelet en carton. Une p’tite dose de caféine pour finir la journée.
15:05 Les déchets sont dans la poubelle. Elle est pleine. Les tapotements des doigts sur le clavier ont ralenti et les clics de la souris se font plus rares. Les yeux se ferment de temps en temps. Les chuchotements sont toujours là. Ils bercent le corps. Tu sens la tête partir légèrement en arrière, tomber à moitié sur le côté. Tes mains frottent vigoureusement les tempes. Ce sandwich était trop gras.
Ça y est. Ça y est. Il fait sombre dehors. Heureusement, il est presque l’heure de partir. Et la pluie s’est arrêtée. Le corps étouffe. Ta ceinture le serre. Presse doucement contre ses organes vitaux. Ses épaules sont crispées. Depuis quelques minutes il s’agite en permanence sur ta chaise. Tes collants en laine le démangent. Les yeux errent parfois dans le vide. S’attardent sur le panneau d’affichage.
Deux séries encore, on peut y arriver ! Avec le dos de la main, tu essuies les gouttes de sueur qui coulent sur son front. Tu attrapes la serviette posée sur le banc. Tu soupires. Ses joues sont rouges et son souffle court. Boum-boum. Boum-boum. Les hauts-parleurs diffusent une musique rythmée et répétitive. De l’autre côté du gymnase, un groupe d’hommes et de femmes enchaîne une suite de mouvements sans perdre son coach des yeux. Leurs muscles saillent sous les tenues de sport moulantes en polyester. Après quelques hésitations, tu te remets en place. Tu souris. Allez, c’est parti.
Boum-boum. Boum-boum. Tu plonges les écouteurs le plus profondément possible dans tes oreilles. La ligne de métro est pleine à craquer. Les corps se pressent les uns contre les autres. C’est l’heure de pointe. Le tien se replie sur lui-même, prends le moins de place possible. Mais tu sens tout de même tes vêtements qui frottent contre ceux de tes voisins et voisines. Des chaleurs distinctes. Une odeur de sueur, de tabac et d’humidité. Il bouge le moins possible tandis que tu te concentres sur les affiches collées aux vitres sales du wagon – une publicité pour un nouveau déodorant, la communication d’une agence de ménage à domicile et un appel à volontaires pour une étude sur la dépression. Soudain, il sursaute. Il a cru percevoir un contact trop insistant contre la peau de sa nuque. Tu le rassures. Non, ce n’est rien. Ne bougeons pas. Tu hausses le son au maximum. Fermes les yeux.
« Oui super, ça m’a fait plaisir de te voir. Tu as mon numéro de toute façon. Bonne fin de soirée ! » Son bras s’avance vers le tien. Frôle la main. Il essaie de t’embrasser. Le corps a un geste de recul. Tu racles ta gorge. Ta bouche échange un baiser rapide avec la sienne. Sa main s’attarde encore sur ta taille. Allez, sourions un peu. Il est parti. Tu marches dans la rue. Passes devant la station de métro. Trente minutes de marche jusqu’à la maison. Les pieds préfèrent marcher. Lorsque tu arrives près de la grande avenue, celle qui longe un parc et des aires de jeu désertes, tu accélères. Tu guettes, surveilles les environs. Personne.
Il est presque minuit. Sans grande conviction, tu consultes quelques articles. Petite migraine. C’est le vin. Les yeux sont légèrement rouges. Secs. Tu calcules rapidement le nombre d’heures écoulées depuis que tu as posé tes lentilles. Tu rejoins enfin la chambre à coucher. Tu retires ta jupe, aides ce corps fatigué. Ton haut. Tu ouvres la fermeture qui descend jusqu’en bas du dos. Jettes tes sous-vêtements à terre. Encore une fois, sa nudité se révèle à toi. Sa peau est couverte de fines striures rouges. Le long des fesses, de la poitrine, des hanches. Les marques des vêtements trop serrés. Elles forment des creux et des petites bosselures. Tu les caches avec un t-shirt en coton délavé. Tu soulèves la couette. Allez, on peut y aller. Tu sais qu’il est épuisé, pourtant, il garde les yeux ouverts. Ses mains se glissent sous l’oreiller et il se tourne sur le côté. Cinq minutes plus tard, il se retourne. Et ça continue comme ça. Il n’a pas sommeil. Tes doigts s’approchent du sexe. Ils passent sans s’arrêter sur les cicatrices au niveau du bas-ventre, ne touchent ni les cuisses ni la poitrine. Tu caresses ensuite le corps sans précaution, jusqu’à le faire jouir. Il bâille. Allez, on dort maintenant.
Les yeux se promènent encore quelques instants dans l’obscurité.