La colère de sa grand-mère a été déterminante dans la construction de Lucie. Alors, régulièrement, elle se souvient de celle qui l’a précédée, de ses mots, de ses gestes, comme un rappel que la colère peut aussi se transmettre de génération en génération, de femme en femme.
Simone, ma grand-mère, est décédée il y a un peu plus de cinq ans d’une maladie rare et incurable, ce qui, après réflexion, n’est pas surprenant pour une personne qui n’a toujours consulté le médecin que pour le strict minimum, et composait avec le reste en silence. Je l’appelais « mamie » et c’était l’une de mes membres préféré-e-s de la famille − elle l’est toujours. Je pense souvent à elle, en particulier à nos longues discussions en tête-à-tête et aux moments partagés en vacances. Ça ne me pince plus le cœur, je suis juste extrêmement heureuse de l’avoir connue durant mes vingt-sept premières années, en en gardant une multitude de bons souvenirs.
Dès le début, la vie n’a pas été facile pour elle. Un père mort à la guerre alors qu’elle n’avait pas 3 ans, une mère extrêmement catholique qui n’aimait pas avoir une fille et l’a virée du foyer quand elle était encore adolescente à cause de sa grossesse, un mari arraché jeune par un cancer. J’étais bébé quand il est décédé, je n’ai donc aucun souvenir de lui, mais je sais qu’il était du genre patriarche autoritaire, à l’ancienne, qui imposait à sa famille le silence à table, alors que lui avait une vie bien plus libre, avec le travail dehors, les potes avec qui boire des coups et toutes ces choses plus réjouissantes que le quotidien familial. Ma mamie, elle, restait à la maison pour s’occuper de ses six enfants, des tâches ménagères et de la cuisine. J’ai beaucoup entendu ma mère dire d’eux : « Ils se disputaient parfois, mais elle se laissait pas faire, elle avait aussi son caractère ! » C’est quelque chose que j’ai entendu à propos de plusieurs femmes de ma famille : « Elle avait son tempérament », voire « Elle était peau de vache ». Mais vu leur quotidien et le contexte social, cette capacité à ne pas se laisser marcher sur les pieds et à savoir se mettre en colère, en particulier face à leur mari, relevait de la survie !
Ces grandes lignes dessinaient la colère qui habitait ma mamie. L’intégrisme religieux qui l’avait privée d’une éducation éclairée et saine sur son corps de fille puis de femme. Ses regrets d’avoir trop étudié le catéchisme et pas assez l’histoire. De ne pas avoir eu tellement de choix dans sa vie, me répétant que moi, j’avais la chance d’en avoir : être en couple si je le souhaitais, vivre seule ou pas, ne pas me marier ni avoir d’enfant si je n’en avais pas l’envie. Et même si je lui rappelais que tout n’était pas encore gagné dans les mentalités et les faits, le décalage avec sa propre situation au même âge était tel que je comprenais son enthousiasme. À 25 ans, je pouvais décider de tout ça sans entrave, alors qu’elle ne pouvait pas ouvrir de compte en banque sans autorisation maritale. Je ne crois pas qu’elle ait jamais lu Une chambre à soi, mais elle ne connaissait pas ce concept : posséder son argent, son espace de vie, ne pas dépendre des autres, y compris du regard normatif. Néanmoins, au quotidien, même si elle était un peu introvertie, elle n’hésitait pas à gueuler un bon coup si besoin, et me garantissait qu’avec l’âge, je prendrai aussi plus d’assurance pour m’exprimer et me faire respecter. Et elle m’assurait que les gens ne deviennent pas moins cons avec le temps qui passe.
De ma mamie, j’ai hérité d’une ressemblance physique certaine. Les jours où je me sens moche, je me regarde avec attention et me rappelle que je ne peux pas détester mon visage pour cette raison. Il y a aussi ce fameux regard qui trahit vite la désapprobation et l’agacement, même quand tout le reste du corps reste calme. L’héritage de la colère que je chéris tant.
Œuvres et lieux cités :
- Une terrasse de restaurant en Alsace l’été de mes 16 ans
- Que le diable m’emporte, Mary MacLane, 1902
- The Magdalene Sisters, Peter Mullan, 2002
- Libérées ! Le combat féministe se gagne devant le panier de linge sale, Titiou Lecoq, 2017
- Une chambre à soi, Virginia Woolf, 1929