Artiste aux multiples talents, la comédienne, autrice, dramaturge et metteuse en scène Sandrine Delsaux présente des personnages rongés par la vie et assoiffés de délivrance. Avec intelligence et sincérité, elle puise dans son for intérieur la matière nécessaire pour montrer ce que les êtres ont de plus sensible en eux, et de plus éloquent. Revendiquant son milieu social modeste et éclairé, elle prend le parti des laissés-pour-compte, de celles et ceux qui ne disent rien et qui, pourtant, ont tant à raconter. Riche de ces voix humaines au destin tantôt fragile, tantôt incertain, son théâtre s’enorgueillit d’une dimension savante et altruiste qui a ce mérite de remettre les spectateurs-rices en question, en les faisant sortir de leurs proches retranchements.
Racontez-nous votre parcours artistique. Comment en êtes-vous arrivée à faire du théâtre ?
Je viens d’un milieu modeste où l’éducation et la culture sont très importantes. Dans ma cité HLM du sud de la France, la misère sociale s’accompagnait d’un beau soleil. Le fait d’avoir baigné dans cette mixité sociale, entre prolétariat et intellectualisme, m’a sans doute rendue plus sensible à l’autre. Mon théâtre en est la preuve, il porte en lui mon empathie envers celles et ceux qui ont eu la vie dure.
J’ai commencé le théâtre à 12 ans, initiée par mon père, un intellectuel chevronné et fou de littérature. Mes études terminées, je suis venue à Paris pour suivre les cours Florent, et récemment j’ai monté mon premier spectacle. Pour moi, l’espace scénique est un espace de liberté et d’ouverture d’esprit, un vecteur de pensées dont la seule fonction est celle de rêver ensemble. Le théâtre, c’est en effet l’un des rares endroits où l’on se rend pour rêver avec les autres. Il renferme en lui cette dimension presque sacrée qui élève les êtres humains vers des réflexions plus fécondes.
De quoi parlent vos premières pièces ?
La première pièce que j’ai créée – en 2003, au festival d’Avignon – s’intitule Marchands de sable. Elle traite de l’exil, de l’errance et met en scène des proscrit-e-s de contrées et d’époques différentes : un réfugié politique espagnol des années 1930, un médecin occidental joueur de guitare, une gitane d’aujourd’hui, un Africain sans papiers, une femme juive et une jeune mère bosniaque. En somme, des survivant-e-s qui vont se rencontrer dans un désert, tou-te-s placé-e-s dans l’attente et l’incertitude de leur avenir. Une situation improbable et tragique, à partir de laquelle j’amène les spectateurs-rices à se poser cette question fondamentale : comment des gens déracinés et démunis peuvent-ils, dès lors qu’ils sont réunis par la force des choses, recomposer un monde social et avancer ensemble ?
Après cette pièce, j’ai écrit et mis en scène Lise dans les flaques. Ce ne sont plus les autres que je dirige, mais moi-même, soliloquant dans un bar abandonné lors d’une nuit d’averse. Je joue une sorte de femme enfant, déboussolée, qui va peu à peu se confesser sur son enfance éclaboussée, ses rires et ses peines passés. De son histoire personnelle, j’en viens ainsi à parler du tourment universel qu’est la perte d’un être cher et la reconstruction de soi qui s’en suit. Enfin, de façon plus métaphysique, j’y raconte le fondement de ma présence sur scène, en révélant aux spectateurs-rices une part secrète de moi-même, en tant que personne et non en tant que comédienne.
Votre dernière pièce Évadées ! (une vie rêvée) est un huis clos qui présente deux femmes dialoguant dans une cellule de prison. Qu’est-ce qui vous a donné envie de vous intéresser à l’univers carcéral au féminin ?
Quand j’ai commencé à écrire Évadées ! (une vie rêvée), mon point de départ était simplement la rencontre de deux femmes. Puis, très vite, j’ai fini par poser la situation dans une cellule, ce lieu perdu entre le cauchemar et la réalité. Les personnages sont très différents : Lola est une toxicomane endurcie et Lise une petite chose fragile, venue des beaux quartiers, totalement désemparée. L’une clame son innocence, tandis que l’autre est coupable, mais ne sait pas de quoi. J’ai donc imaginé l’impression que pouvaient avoir ces deux femmes, que tout oppose, quand elles se retrouvent dans un milieu hostile et froid.
Une fois la trame posée, j’ai commencé à me documenter sur l’univers carcéral féminin pour mieux décrire la réalité de leur quotidien. J’ai aussi rencontré un pasteur protestant qui travaille à la maison d’arrêt de Montauban et avec lequel j’ai eu une grande discussion sur ces femmes. Il portait un regard extrêmement dur sur elles, ses arguments étaient justes, mais son postulat me gênait. J’ai eu le sentiment qu’il les jugeait avant même de les connaître. Comment peut-on traduire une vérité sur des êtres si on les enferme dans l’image que l’on se fait d’eux ?
Comment dénoncez-vous ces jugements trop hâtifs dans votre pièce ?
Il me semble que notre société juge beaucoup trop. La télévision, par exemple, met des notes pour tout, à tout le monde. Nous devenons catégoriques et manquons de prudence, de respect pour la différence. Une rencontre juste, c’est une rencontre qui ne préjuge pas de l’autre. C’est ce que vivent Lise et Lola, qui s’accueillent dans le mystère de leur propre tragédie. Elles ne savent pas ni ne s’attardent sur les crimes qu’elles ont commis. Leur rencontre est bien plus forte que le fait criminel. « Tout le monde juge tout le monde tout le temps. La vie est si fragile. Comment savoir ce qu’ils jugent, qui ils jugent ? » La prostituée, la toxicomane, la criminelle ?
Le danger, c’est de juger par rapport à des représentations. Lola est la représentation du cercle vicieux de la délinquance, et donc de la jeune femme vouée à l’échec. Son avenir, je le laisse ouvert. Je détruirais ma pièce en déterminant son futur. N’enfermons pas ces femmes dans leur crime, au contraire, montrons que ce sont des humanités tragiques et que finalement le regard que nous portons sur elles est porteur d’avenir ou d’enfermement. À la fin, Lise s’adresse aux spectateurs-rices et leur demande : « D’où te vient ta clarté toi qui est tapi dans l’ombre ? » Nous pensons avoir la lumière, mais d’où nous vient-elle ? Qui sommes-nous pour les juger ?
De quelle manière ces femmes peuvent-elles s’évader, comme le titre l’indique, alors qu’elles sont enfermées ?
Il y a plusieurs grilles de lecture dans la pièce. La première c’est sans doute le sous-titre « Une vie rêvée ». Ce qui nous évade, c’est l’inconscient, l’imaginaire, le rêve : ce que fait Lise. L’évasion de Lola, c’est l’enfant qu’elle porte et qui représente pour elle un projet à venir. « Faut qu’on tienne, faut qu’on avance », affirme-t-elle à la fin. Mais la véritable évasion, selon moi, se trouve dans la rencontre.
Dans Évadées, on est dans un milieu carcéral ; dans Lise dans les flaques, on est dans un no man’s land ; dans Marchands de sable, c’est le désert. Pourtant, dans chacune de ces pièces, il y a une invitation au voyage. Un mouvement vers l’extérieur qui se fait en allant à la rencontre de l’inconnu. Car non, l’Enfer ce n’est pas les autres.
Le personnage de Lise est récurrent dans vos pièces. Pourquoi la faire revenir ? Qui est-elle vraiment à vos yeux ?
Lise a toujours existé dans mon écriture, elle en fait partie depuis le début. Elle va revenir, comme les personnages de Balzac dans sa Comédie humaine. C’est un personnage polymorphe, qui a plusieurs vies. Elle paraît fragile, mais derrière son allure de femme enfant se cache une grande noirceur. Elle me fait un peu penser à Isabelle Adjani dans L’été meurtrier, une femme à la beauté faussement ingénue, qui cache de lourds secrets. Des peurs, des pensées, qui sont aussi les miennes. Car Lise, c’est une sorte d’extraction de moi-même qui me permet de voyager spirituellement tout en me libérant de mes propres chimères.
Qu’attendez-vous de vos comédiennes ?
Mon rôle, c’est de naviguer et diriger le navire. Je les aide à sentir les moments où elles se perdent et commencent à se regarder. Le travail de l’acteur ou de l’actrice, c’est avant tout de partager avec son ou sa partenaire. Je veux que mes comédiennes creusent la relation entre elles pour se pousser mutuellement à se démasquer. Qu’elles soient au plus près de ce qu’elles racontent. Le récit de Lola, avec son interprète Sophie Leclercq, on l’a vraiment travaillé phrase après phrase, scène après scène, pour qu’elle finisse par rentrer dans la pensée du personnage et intègre son mouvement. Ce fut un réel et profond travail d’interprétation.
On pense toujours qu’il faut charger le personnage de beaucoup de choses, mais le texte l’est déjà. Je conseille donc à mes comédiennes d’y incorporer leur vérité et leur pureté. Si vous blindez trop votre personnage, les spectateurs-rices ne peuvent pas rentrer dans l’histoire et s’émouvoir. Le public doit se dire que ça pourrait être lui ou une personne qu’il connaît.
De manière générale, comment considérez-vous le théâtre ?
Le théâtre c’est l’Agora, là où dans la Grèce antique se débattaient les questions humaines, de droit, de justice. C’est un espace d’échange nourrissant. Les spectateurs-rices viennent nourrir l’acteur-rice de leur présence et de leur regard. L’acteur-rice, en retour, permet aux spectateurs-rices d’agir sur ses pensées, sur ses propres questionnements. C’est le moment de la rencontre vraie. On est présent à nous-mêmes et à l’autre totalement. C’est si rare aujourd’hui d’avoir des personnes qui sont entièrement présentes. Si vous allez dans un café avec un-e ami-e, à un moment ou à un autre, il ou elle va regarder son portable. C’est devenu exceptionnel d’aller dans un endroit où l’on vous demande d’éteindre votre téléphone, de vous asseoir, de prendre ce que vous avez à prendre et d’avoir le respect de laisser à l’autre tout ce dont il ou elle a besoin pour vous accueillir dans son univers.
Le théâtre, c’est l’un des derniers lieux où l’on peut juste laisser vivre l’expérience du monde. Les inconscients se parlent, les projections de rêves arrivent enfin à se rencontrer. C’est le lieu où l’amour de l’autre est vraiment mis en avant. Il y règne une pureté proche de celle qu’ont les enfants dans leur rapport au monde qu’ils découvrent. Tout le travail des acteurs-rices, c’est de nous offrir l’expérience des nouveau-né-e-s, de cette rencontre intacte, malgré leurs bagages.
Qu’est-ce qui fait la particularité de votre théâtre ? Votre signature artistique ?
Mon théâtre est un théâtre esthétique, avec des scènes très épurées. Les spectateurs-rices doivent avoir de la place, de l’espace devant eux et elles. Au niveau de la mise en scène, la lumière tient un rôle fondamental. Je travaille en étroite collaboration avec ma régisseuse et créatrice lumière, Betty Nicolas. Tout comme je ne me sépare jamais de Sonia Gareche, danseuse et ex-comédienne, rencontrée lors de ma première création à Avignon. Elle apporte sa touche à mon théâtre en développant surtout le travail du corps dans l’espace scénique.
Je donne beaucoup d’importance au mouvement, à l’expression corporelle. L’acteur-rice doit être complètement en contrôle de son corps, ou alors en connaître suffisamment les failles pour pouvoir jouer avec. Pour Évadées, on a fait un gros travail sur la gestuelle, la fluidité des gestes. Comme des félins en cage, je voulais qu’on sente la rapidité de Lise tel un chat sauvage face au corps voûté et massif de Lola, qui se fragilise peu à peu.
Enfin, la musique. C’est mon frère, le créateur du groupe de funk Duke et du quintet jazz Rix’tet, Eric Delsaux, qui s’en charge. Multi-instrumentiste (pianiste, chanteur et guitariste), il compose toutes les musiques de mes pièces. Il sait lire et élever mes textes. Immédiatement, nos univers sont entrés en symbiose totale.
Diriez-vous que votre théâtre souffle un vent de liberté ?
La mer, le vent, sont des éléments qui reviennent souvent dans mes pièces. Je flirte avec les forces de la nature qui sont dans le mouvement de l’existence. C’est ça la liberté. Quand je parle de mouvements, je parle du corps, de la pensée, à tous les niveaux. Je raconte une résistance humble et modeste qui se résume à la volonté de sortir de notre culture oppressive, cette société qui juge et catégorise les autres sans arrêt. La liberté est une lutte en avant permanente.
En France, la liberté d’expression est-elle en danger ?
La liberté d’expression, c’est prendre la responsabilité de vivre sa vie honnêtement, dans le respect de soi et des autres, dans le droit absolu de rire et de pointer du doigt. Malheureusement, c’est un peu l’histoire de l’humanité que de faire taire celui ou celle avec qui on n’est pas d’accord.
En France, la liberté est encore une valeur à défendre… Je ne suis pas une militante politique, mais humaniste. Je crois que les personnes sont responsables et qu’elles doivent s’engager dans la vie en essayant de voir les choses à l’aune de ce qui leur semble juste. Plus on travaille à la solidarité, plus on est libre. Ce qui peut sauver toute société, c’est l’altérité. Créer du lien social, c’est créer du mouvement, de la liberté. Pour moi, le dernier lieu de l’altérité et du militantisme humaniste, c’est le théâtre.
Et la liberté des femmes… ?
Il reste aussi beaucoup de choses à faire pour la liberté des femmes. Et cela commence par le langage. En féminisant, par exemple, le nom de certains métiers. Quand je me revendique « metteuse en scène », c’est une transgression totale. Mais, je ne me reconnais pas dans le nom de « metteur en scène ». Ce n’est pas moi, je ne suis pas un mec. Tout comme, je ne suis pas auteur, mais « autrice ».
Une affirmation qui s’est renforcée après avoir rencontré l’historienne et spécialiste en sémiotique, Aurore Evain. En relatant les origines du mot « auteur », elle explique pourquoi elle se présente comme autrice. Un mot qui n’est absolument pas un néologisme, bien au contraire. Elle explique qu’avant la création de l’Académie française et la rédaction du dictionnaire, il existait des auteurs et des autrices (dramaturges, actrices, comédiennes…). Il était même couramment utilisé au XVIe siècle. Mais, au siècle des Lumières, quand le métier d’auteur s’est professionnalisé, le mot a disparu des ouvrages pour être masculinisé. L’Académie française étant exclusivement composée d’hommes, seules quelques militantes féministes comme Olympe de Gouges osaient revendiquer leur statut d’autrices, au risque de se faire décapiter. La langue française s’est depuis toujours construite sur le masculin.
Or, ce qui n’est pas nommé n’existe pas. D’où l’importance de nommer le féminin. Dire autrice est donc devenu un acte de militantisme, de liberté et de réhabilitation de l’histoire de la langue française. Aujourd’hui, je revendique ma place dans l’univers intellectuel et artistique. Je ne veux plus être enfermée !
Actualité : Lise dans les flaques de et avec Sandrine Delsaux sera au festival d’Avignon 2015 Pixel Avignon, du 4 au 26 juillet 2015.