« Outrage grave aux valeurs morales et à la femme marocaine et une atteinte flagrante à l’image du royaume », c’est en ces termes que le ministère de la communication marocain a justifié l’interdiction du film Much Loved, sorti en France le 16 septembre 2015. En contant le quotidien de quatre prostituées dans le Marrakech d’aujourd’hui, le réalisateur franco-marocain Nabil Ayouch livre un film dur, mais nécessaire. À bien y réfléchir, l’interdiction dont le long-métrage a fait l’objet n’est-elle pas le véritable outrage au peuple marocain ?
Une réalité sans fard
Présenté à la Quinzaine des réalisateurs lors du dernier Festival de Cannes, Much Loved avait fait sensation sur la Croisette et provoqué un déferlement de haine au Maroc. Pourtant, le sujet – la prostitution – n’est pas nouveau. N’en déplaise aux détracteurs et au gouvernement, même la vertueuse société marocaine n’y échappe pas. Much Loved nous donne à voir la réalité. Et ce serait donc ça, l’« outrage ».
Nabil Ayouch, réalisateur du très beau Les chevaux de Dieu (2012), nous fait partager une tranche de vie. Sans en rajouter, sans rien cacher, sans désir de choquer. Point de provocations gratuites ici, pas d’images superflues ni de surenchère. On passe derrière la carte postale touristique pour y découvrir l’envers du décor et les soirées illicites dans les clubs, les hôtels, les rues sombres. On déconstruit l’image d’Épinal de la société marocaine. Pourtant, il s’agit là de la vraie vie de ces femmes, tout entière, sans fard. Cette plongée dans leur monde, cette vérité toute nue, oui elle est dure, oui elle fait mal. Mais elles sont là, elles nous regardent et l’on ne peut plus les ignorer, les prostituées de Marrakech. Noha (Loubna Abidar), Randa (Asmaa Lazrak), Soukaina (Halima Karaouane) et Hlima (Sara Elmhamdi Elalaoui) dansent dans la nuit et vendent leurs charmes contre une poignée de dirhams.
Le jour et la nuit
Au petit matin, une fois les paillettes, la nuit et l’alcool dissipés, Noha fait le marché pour sa mère et les siens… Voilée. Alors que la nuit, il ne faudrait voir qu’elle, le jour, dans les rues de Marrakech, fuyant les regards, elle semble vouloir disparaître. Femme, fille, mère, prostituée, et grande sœur à la fois, Noha est particulièrement inquiète de l’avenir de sa jeune sœur alors que le film évoque furtivement le sujet de la pédophilie, autre sujet tabou, lors d’une rencontre avec un enfant des rues victime du tourisme sexuel.
Responsable de ses amies, de sa mère, de son fils (petit garçon qui semble avoir toutes les peines du monde à s’attirer l’affection de sa mère), Noha n’a pas le choix. Tout comme les autres. Battues, humiliées, esclaves du désir masculin, ces femmes n’ont d’autre alternative que de continuer cette vie sordide, car bien souvent, toute une famille, qui bien sûr les rejette et les méprise, dépend d’elles. De plus, tou-te-s entretiennent le cercle vicieux qui fait que l’enfer se répète, nuit après nuit, des flics aux barmans en passant par les chauffeurs et les maquerelles.
« La beauté qui est en toi »
Jamais brisées, Noha, Randa, Soukaina et Hilma veillent les unes sur les autres, comme des sœurs, des tigresses. Crues, terriblement drôles et sensibles, elles savent rire d’elles-mêmes, de leur métier, des hommes avec qui elles couchent. Lorsque le calme revient, elles formulent leurs rêves et leurs espoirs qui survivent malgré tout. Randa veut rejoindre son père en Espagne alors que Noha rêve de s’offrir une grande maison pour y loger toute sa famille. C’est elle qui « tient la baraque » et elle ne faillit pas, même si, parfois, dans le taxi du retour, son regard se perd, et l’on devine alors qu’elle donnerait tout pour être ailleurs. Noha n’a que 28 ans, mais cette vie l’a usée prématurément.
Seul Saïd (magistralement interprété par Abdellah Didane), leur chauffeur, protecteur et ami, qui les conduit partout et les protège, sauve l’image des hommes dans ce film. Le seul de leur vie finalement, les accompagnant jusqu’au bout tel un roc inébranlable. Cette relation durable fait de lui le seul personnage masculin positif du film : bienveillant, sans jugement, digne de confiance… Comme pourrait l’être une mère dans l’inconscient collectif.
Sinistre, mais empreint de poésie, grâce notamment à une bande-son formidable, Much Loved, dont le titre original est Zin Li Fik (« La beauté qui est en toi »), laisse tout de même entrevoir une lueur d’espoir. À travers son film, Nabil Ayouch a tenté d’ouvrir le dialogue autour d’une question sociétale, toujours couverte comme le fut autrefois le célèbre sein. Même si certains sont encore incapables d’en débattre, d’en discuter et préfèrent détourner le regard, chaque Marocain-e devrait avoir le droit de décider ou non de voir l’une des réalités de son pays en face. Nabil Ayouch espère encore que son film pourra être diffusé au Maroc… Le combat n’est donc pas fini. Il ne fait que commencer.