Voilà vingt ans que Leonor Fini, l’une des artistes surréalistes les plus importantes du XXe siècle, nous a quitté-e-s. Cette femme indépendante, surprenante et prolifique laisse derrière elle une œuvre immense : peintures, dessins, costumes de théâtre, conception de décors… Au cours de ses soixante années d’activité, Leonor Fini a touché à tout, toujours avec talent.
Une artiste précoce
Originaire d’Italie, Leonor Fini est née à Buenos Aires le 30 août 1907. Issue d’une famille aisée, elle passe son enfance dans la ville de Trieste où, encore adolescente, elle commence à peindre. Au début de sa carrière, Leonor Fini gagne sa vie principalement avec ses portraits, réels ou imaginaires. De nombreux créateurs-rices et intellectuel-le-s poseront pour elle, parmi lesquel-le-s l’actrice mexicaine Maria Felia (1914-2002), l’écrivain français Jean Genet (1910-1986), ou encore l’auteur italien Alberto Moravia (1907-1990). À dix-sept ans déjà, son art est présenté à Trieste, lors d’une exposition collective.
En 1931, elle quitte sa famille pour Paris. Ses peintures sont exposées à la galerie Bonjean, à l’époque dirigée par un certain Christian Dior. C’est là qu’elle croise André Pieyre de Mandiargues (1909-1991). L’écrivain surréaliste français – qui n’est autre que le meilleur ami d’Henri Cartier-Bresson – devient son amant et ami. Puis, dès 1936, les toiles de Leonor s’invitent dans les musées new-yorkais et son art commence à se faire réellement connaître.
Sans étiquette
Bien qu’elle évolue au sein du mouvement surréaliste, Leonor Fini ne voudra jamais appartenir à un groupe ni signer le moindre manifeste. Elle tient à sa liberté et refuse catégoriquement qu’on lui colle une étiquette, pas même celle de féministe. Cette volonté s’affiche autant dans la vie que dans son œuvre. Leonor Fini ne se considère pas et ne veut pas être considérée comme une femme artiste. Seulement comme une artiste, une peintre. Elle refuse de s’enfermer dans une case en participant à des expositions réservées aux femmes. Pour elle, c’est accepté d’être marginalisée. En affirmant, « Je suis un peintre » (Daily Telegraph), c’est sa qualité d’artisane que Leonor Fini veut faire prévaloir.
La question du genre se pose d’ailleurs souvent dans son travail. Les sujets de ses tableaux sont eux aussi ambigus. Entre réalité et imaginaire, entre homme et femme. Il est parfois difficile de distinguer les frontières qui séparent ces figures entre deux mondes. Alors qu’elle-même ne souhaite pas être définie par son statut de femme, mais d’artiste, elle sème le doute autour du genre de ses sujets.
Ce goût pour l’androgynie lui vient peut-être de celui qui inspira le plus la jeune Leonor Fini, Arturo Nathan (1891-1944). Elle vénère le peintre italien, et ce dernier acceptera de lui donner quelques leçons. Le charme androgyne de l’homme marque Leonor Fini jusque dans ses créations.
Différentes époques, différents styles
Leonor Fini a peint toute sa vie. Soixante années durant lesquelles elle est passée par différentes périodes et a expérimenté divers styles. Lorsque l’on découvre l’intégralité de son travail, on peut se demander s’il s’agit bien de la même personne. Toile après toile, on se familiarise avec Leonor Fini, dans toute sa diversité, sa fantaisie. On apprend à retrouver ses thèmes de prédilection et donc à la reconnaître.
Les travaux de Salvador Dalí (1904-1989) et Gustav Klimt (1962-1918) font sans nul doute partie de ses sources d’inspirations. On le constate notamment à travers L’entracte de l’apothéose pour Dalí, et Heliodora pour Klimt.
Les références antiques tiennent aussi une place importante dans son travail. Les chevelures féminines, vaporeuses souvent, ressemblent parfois à des tentacules qui ne sont pas sans rappeler la célèbre crinière entrelacée de serpents de Méduse, créature iconique de la mythologie grecque.
Enfin, le sphinx est l’un élément récurrent de son univers. À l’origine de cette obsession, un souvenir d’enfance. Ce seraient les sphinx qui trônaient dans l’entrée du château de Miramare, tout près de chez elle, à Trieste, qui l’auraient inspirée. Enfant, elle se laissait aller à ses rêveries, adossée aux félins de pierres qui surplombaient la mer.
Point d’ennui
Les œuvres de Leonor Fini ne laissent jamais indifférent-e-s. Elles interrogent les spectatrices et spectateurs. En dépit des apparences, les jeunes filles qu’elle peint sont loin d’être innocentes. Elles nous observent avec insistance, tels de petits démons aux regards inquiétants, glaçants, presque pervers. L’élément bizarre, digne d’intérêt, est dans chaque peinture de Leonor Fini. Chez elle, les femmes se retrouvent affublées des attributs que l’on associe traditionnellement au diable : les cornes, la queue… Fascinantes, ornées, secrètes, les femmes de Leonor Fini sont intrigantes, à son image.
Leonor Fini a toujours adoré les chats, c’est l’une des grandes passions de sa vie. Elle est fascinée par le côté sensuel et insaisissable de l’animal. Elle en aurait accueilli jusqu’à dix-sept dans son atelier. Des animaux qui se promènent tant sur ses toiles que sous son toit.
Des chats de compagnie, des chats humains, des chats déguisés, des chats érotiques… Les jeunes femmes, au contact de ces animaux, prennent elles aussi des traits félins. En 1977, elle publie Miroirs des chats (éditions de la Différence, ndlr), un ouvrage regroupant ses travaux consacrés aux félidés.
Une créativité sans limites
C’est après la Seconde Guerre mondiale que Leonor Fini commence à esquisser des costumes et des décors pour le théâtre. Ses dessins, précis, délicats, témoignent là encore d’une grande virtuosité. Elle excelle dans l’art complexe du lavis qui consiste à dessiner ou à peindre avec de l’encre, de Chine généralement, délayée à l’eau. Du bout de son pinceau, avec souplesse et spontanéité, elle parvient à créer des silhouettes légères, des visages énigmatiques, qui dégagent délicatesse et magie.
L’univers de la scène et du spectacle fait écho à la personnalité de Leonor Fini, connue pour être quelque peu théâtrale. Elle aime se mettre en scène et organiser de somptueuses soirées costumées dans son monastère reculé de Nonza, en Corse. Sa beauté, son fort caractère et son talent font de l’artiste une icône. Elle devient la muse de nombreux-ses photographes tels que Erwin Blumenfeld (1897-1969), George Platt Lynes (1907-1955), ou Dora Maar (1907-1997). L’illustre Henri Cartier-Bresson fait partie de ses multiples admirateurs-rices. Ses contemporain-e-s ont dû mal à la voir comme le commun des mortels, leurs propos empreints d’engouement peuvent en témoigner :
Leonor, la fée des couleurs, continue à défier le temps en nous conviant dans les armoires magiques de ses rêves. (Scott Sullivan, A world of Phantom Visions, International Newsweek, 30 juin 1986)
Le chanteur de jazz et critique anglais Georges Melly (1926-2007) l’imaginait immortelle : « Elle sera toujours, pour nous, qui l’admirions, la sauvage aux cheveux de jais, beauté aux étranges proportions qui hante ses peintures. Le mortel, mais irrésistible sphinx, le vampire que nous voudrions tous accueillir » (The Independent).
S’offrir l’éternité
En 1941, elle fait la connaissance de Stanislao Lepri, alors consul d’Italie à Monaco. Ils entament une liaison, puis elle le pousse à abandonner sa carrière de diplomate pour vivre pleinement sa passion de la peinture. Ils s’installent à Paris où elle lui apprend tout sur la technique. Bien qu’il soit son élève, Stanislao Lepri réussit à créer un univers onirique qui lui est propre. Cela dit, il se dégage une énergie démoniaque de ses créations, comme dans celles de sa mentore. Ils se vouent tous deux une admiration mutuelle. Lui est fasciné par l’autrice du Portrait romantique, dont il fit l’acquisition à leur première rencontre. Elle trouve ses dessins « vifs, bizarres, spirituels ». Les amants resteront ensemble jusqu’à la mort de Stanislao Lepri, en 1980.
La galerie Minsky, située dans le septième arrondissement de Paris, défend et expose le travail de Leonor Fini avec passion depuis plusieurs décennies. L’endroit idéal pour faire plus ample connaissance auprès de ceux qui l’ont côtoyée. À travers ses si nombreux travaux, c’est toute l’extravagance de sa personne que l’on découvre.
De dessins en peintures, Leonor Fini nous embarque dans un monde onirique, hors du temps. Ses contemporain-e-s ne l’imaginaient pas vieillir. Ils et elles avaient raison. Au cœur de son œuvre, grâce au personnage qu’elle s’est créé, Leonor Fini s’est offert l’éternité.
Infos :
EXPOSITION LEONOR FINI —« Cherchez la Femme »
Exposition du 12 décembre 2015 au 30 janvier 2016
Galerie Minsky
7 rue Vaneau
75007 Paris