Sandrine Martin, autrice et illustratrice de bande dessinée, est revenue en 2015 avec un nouvel ouvrage, Petites Niaiseuses. Lors d’un entretien, elle nous explique ses récits introspectifs, illustrant l’importance du souvenir dans la construction d’une jeune femme, de son enfance à l’âge adulte.
Installée à Paris, Sandrine Martin a étudié à Olivers de Serres, puis aux Arts Décos. Avec Petites Niaiseuses (Misma, 2015), elle n’en est pas à sa première publication. Son style, reconnaissable entre mille, est un savant mélange entre littérature et illustrations au trait apparemment spontané. Tout est dans le détail, le temps pris dans chaque bulle, chaque case.
C’est en faisant la rencontre de Tintin et Yoko Tsuno que Sandrine Martin a mis les pieds dans l’univers merveilleux de la bande dessinée. Les découvertes artistiques qu’elle a faites durant ses études, comme elle nous l’a confié lors d’un entretien, l’ont aussi énormément influencée, « notamment celles publiées à l’époque par l’Association », maison d’édition indépendante et engagée.
Tant illustratrice de livres pour enfants qu’inventrice de démonstrations expérimentales, comme avec La montagne de sucre (L’Apocalypse, 2012), elle a été repérée en 2014 grâce à sa collaboration sur la biographie dessinée de Niki de Saint Phalle (Casterman, 2014). La plasticienne était alors mise à l’honneur au Grand Palais pour une exposition exceptionnelle. Ses dessins, associés aux textes de Dominique Osuch, ont permis de proposer une œuvre abordable, colorée, à la portée éminemment pédagogique.
À la rencontre de l’autre
Avec Petites Niaiseuses, les lectrices et lecteurs se perdent cette fois dans les souvenances de l’autrice. En chroniquant le passage de l’enfance à l’âge adulte chez une jeune femme occidentale née dans les années 1980, Sandrine Martin nous livre cependant des histoires faussement autobiographiques :
Je m’inspire de mon expérience. Mais je prends beaucoup de liberté avec le réel : la vérité autobiographique ne m’intéresse pas particulièrement. Je me différencie, en tant que personne et autrice, de la narratrice, qui dit « je », et du personnage principal que je mets en scène.
Cette envie d’une mise en scène, au sens le plus pur de la formule, est une réussite. L’impression de vérité dans un ouvrage qui fabule – qui révèle un travail d’écriture hautement littéraire – parvient à créer une entrée dans le passé de quelqu’une, ses propres anecdotes, tout en distançant le bouquineur intrus par des plongées dans l’imaginaire de la dessinatrice. L’étape initiale de son processus créatif, nous a-t-elle expliqué, est la rédaction ; patiemment méditée, longuement retouchée. Puis, arrivent les images. Une alliance magique entre écriture et dessin qui nous plonge alors dans les illusions de la mémoire.
Avec le noir et blanc, l’image se fait flash-back permanent, à la manière d’un film. Sa vie à Berlin, ses amours décevantes, ses amitiés éphémères, cette chambre de bonne parisienne si étroite… Sandrine Martin imagine aussi le quotidien des gens qu’elle voit défiler devant elle, comme nous tou-te-s. Cette femme, celle derrière la poussette, quelle est sa vie, est-elle heureuse ? Ces amoureux qui immortalisent un moment d’allégresse sur la piste de danse avec une photo, qui sont-ils vraiment ? Sont-ils finalement si loin de nous ? Il y a enfin la fameuse « crise mystique », ce rendez-vous avec Dieu dans un restaurant chinois (adaptée d’un texte de Xavier Gélard), surréaliste, onirique. Les créations de Sandrine Martin sont touchantes car sincères, belles car intimes, décalées parfois.
Des images pour se souvenir
Le souvenir. Voilà la clé de Petites Niaiseuses. Accompagné d’un attachement tout particulier aux mots qui se retrouve dans la BD elle-même avec un passage consacré à la déconstruction de la langue. En répétant le mot « table », l’être humain peut lui faire perdre toute sa signification, ou au contraire, l’élever vers des concepts, des remembrances :
Répéter un mot permet de se rendre compte que les sons qui le composent n’ont aucun sens en eux-mêmes… C’est une expérience banale, mais à laquelle chacun-e peut s’identifier.
Il faut par l’art décrire notre ère, en être les témoins et commentateurs-rices. La volonté de Sandrine Martin est donc d’ancrer une époque « dans sa réalité concrète », et d’y être la plus fidèle possible. Pour cela, son défi consiste à intégrer sa plume « dans une narration dessinée ».
Il existe une certaine dualité dans la création de Sandrine Martin, où le style de l’écrivaine et son illustration se font face tout en se complétant. Si dans La montagne de Sucre le texte est absent, à l’inverse, l’autrice aime aussi écrire sans apposer d’images à ses lettres pour les figurer. Selon elle, « ce sont deux modes d’expression qui se suffisent à eux-mêmes ». Sa mission, en tant qu’artiste, est de les utiliser librement, faisant d’eux des binômes ou des ennemis :
Pour les Petites Niaiseuses, j’ai lu et relu le recueil de poèmes Birthday Letters de Ted Hughes. Sa manière de mettre en place une narration dans chacun des poèmes, et de faire du recueil un ensemble structuré, est éblouissante.
Cette attention à la structure, cette finesse de pensée, ce soin de montrer, génèrent dans Petites Niaiseuses un sentiment profond d’immersion. Pour celles et ceux de la même génération que la dessinatrice – et de la suivante – l’identification est immédiate. Nos vies regorgent de moments incontournables, quel que soit notre passé. À certains stades de nos existences, nous sommes confronté-e-s à des interrogations similaires, aux réponses démentiellement variées. Il y a un peu de nous dans les récits des autres.
Fiction & réalité
Il est agréable de se reconnaître dans des protagonistes fictifs, mais qui se cache donc de l’autre côté du crayon ? À l’heure où les polémiques sur la place des femmes dans le monde a priori très masculin de la BD sont omniprésentes, les artistes s’engagent. Sandrine Martin a rejoint le Collectif des créatrices de bande dessinée contre le sexisme. Le milieu se dynamise, il se passe des choses sur les étagères des libraires, et elles sont souvent le fait de femmes talentueuses. Non seulement leur métier est de plus en plus précaire, mais en plus, les autrices doivent se battre pour être reconnues à juste titre.
Le débat est actuel, la réalité qui l’illustre difficile. Alors, si le nom québécois de son dernier ouvrage vient encadrer ce recueil de récits courts et plaisants, de « “petites niaiseuses” histoires » selon Sandrine Martin, ne nous y trompons pas. Il n’y a là rien de niais (un mot si péjorativement connoté). Il n’y a rien de simple dans la retranscription du quotidien, il n’y a rien de candide à raconter une époque pour mieux la comprendre.
Misma
09/2015
112
Sandrine Martin
9,90 €
Dans Petites Niaiseuses, Sandrine Martin décrit le passage de l’enfance à l’âge adulte. Toutes les étapes sont racontées sous forme d’anecdotes introspectives qui mélangent le quotidien et la rêverie. Avec une tendre dérision, Sandrine Martin raconte les traumatismes de l’enfance : les séances photos avec le Père Noël, la perte de son animal de compagnie, mais aussi la prise de conscience de la mort. Elle se moque des années-collège, de la fille coincée qu’elle était et des boums auxquelles elle n’était pas invitée... Elle raconte ses voyages comme jeune fille au pair en Angleterre et son installation en colocation à Berlin...