Tamar Halpern. Ce nom ne vous dit peut-être rien. C’est pourtant celui d’une femme qui mérite de sortir de l’anonymat, du moins de son cercle restreint d’admiratrices et admirateurs. Militante pour l’égalité femmes-hommes depuis son plus jeune âge, cette Américaine met la multitude de ses talents – elle est à la fois photographe, cinéaste, scénariste et journaliste – au service d’héroïnes insoupçonnées et délaissées par une histoire encore aux mains des hommes.

 

Tamar Halpern sait ce qu’elle veut. Réalisatrice de cinq longs-métrages, elle exprime son militantisme à travers son travail, devant et derrière la caméra. À 20 ans, la jeune femme devient mère célibataire, élève seule son fils – aujourd’hui adulte –, tout en faisant ses études à l’aide d’importants prêts étudiants. Jamais terrassée par le poids de sa situation parfois compliquée, elle obtient son diplôme en journalisme et, plus tard, son master en production cinématographique à l’université de Californie du Sud.

Jonglant entre ses rôles de parent, d’étudiante et de manager dans un restaurant pour payer ses factures, Tamar Halpern explique elle-même que sa vingtaine était plutôt synonyme de privation de sommeil. Avant et après son école de cinéma, l’apprentie réalisatrice travaille et découvre de nouveaux domaines, tels que les médias interactifs. Elle fait ses armes dans des sociétés à la pointe de la technologie, dont Knowledge Adventure. À 30 ans, elle cofonde Citysearch (un guide en ligne américain donnant accès à différentes informations sur les lieux de vie à proximité d’une ville, comme les restaurants, les espaces culturels ou touristiques). Elle parvient alors à rembourser les prêts qu’elle a contractés (d’un montant de près de 100 000 dollars), s’acheter une maison et se financer en tant qu’artiste.

Grâce à sa volonté farouche de maîtriser tout ce qu’elle entreprend, son court-métrage, Death, Taxes and Apple Juice, qu’elle a écrit et réalisé en 2010, est diffusé dans de nombreux festivals entre 2012 et 2015 et remporte seize prix, notamment au Women in Comedy Audience, à Boston. En 2013, son documentaire Llyn Foulkes One Man Band se retrouve en compétition du festival du film de Los Angeles. Après un retour critique plus que positif, Tamar Halpern persévère et continue son combat pour une industrie du cinéma plus égalitaire, où les femmes auraient toute leur place. En 2015, elle consacre beaucoup de son temps à l’écriture scénaristique, en adaptant par exemple la vie de Stacey Moskal Parsons.

Mais le projet de sa vie est certainement l’élaboration d’un scénario dont l’histoire l’obsède depuis de nombreuses années. Armée de toute sa persévérance, elle a pu développer l’existence de la reporter Nellie Bly sur papier, pour Protozoa Pictures et Sobini Films. Directe et franche, Tamar Halpern inspire autant que son idole de toujours. À la lecture de ses mots, il nous vient l’envie de lever le poing, de nous mettre en marche et de progresser vers un monde sans barrière infranchissable.

 

Le féminisme, c’est quoi pour toi ?

J’ai grandi en Californie du Nord dans les seventies, à Berkeley pour être précise. Le monde se débattait alors entre féminisme et anti-féminisme et, enfant, je voguais entre les deux milieux, en pensant que mon éducation était normale.

Ma mère était farouchement indépendante, elle était artiste et m’élevait seule. On se promenait en voiture avec un poster pour la candidature présidentielle de Shirley Chisholm, qui tapissait la vitre arrière. Shirley Chisholm, avec son afro et sa peau noire, souriait à toutes celles et ceux qui passaient à proximité de nous. Un camion a d’ailleurs essayé de nous faire sortir de la route un jour… L’homme au volant était absolument hors de lui à l’idée qu’une femme afro-américaine ait la possibilité d’être candidate à la présidentielle et qu’une femme blanche l’encourage et la supporte effrontément. Je devais avoir 9 ans, mais ma mère et moi avions des discussions au sujet de cet incident et de ce qu’être une femme signifiait alors que l’Equal Rights Amendment (ERA) avait été rejeté de peu au Congrès et que la National Organization for Women (NOW) se retrouvait régulièrement aux infos.

Affiche de Shirley Chisholm, candidate à l'élection présidentielle américaine de 1972 pour le parti démocrate.

Affiche de Shirley Chisholm, candidate à l’élection présidentielle américaine de 1972 pour le parti démocrate.

Pour moi, il était normal que les femmes luttent et demandent l’égalité, parce que je le voyais tout autour de moi. Ma mère soudait du métal, ses amies avaient des doctorats en mathématiques et en histoire russe ou bien étaient allées en Israël pour servir dans l’armée. L’idée que les femmes sont des personnes fortes, intelligentes et créatives était évidente.

En ayant mon enfant très jeune, j’ai également réalisé combien nous sommes différentes, dans le sens où nous pouvons décider de mettre au monde des humains si nous le souhaitons. C’est un choix incroyable que nous avons, l’un de ceux que j’estime être le plus crucial pour une femme, et qu’elle doit toujours garder comme sien. Pour moi, le féminisme est la capacité de choisir qui l’on désire être, et de persévérer sur cette voie.

 

Quelle fut ta rencontre avec le féminisme ?

Ma mère m’a constamment emmenée à des expositions d’art et des événements liés à cela. Mon souvenir le plus prégnant est certainement la fois où j’ai vu The Dinner Party, une installation de Judy Chicago, à Berkeley. J’avais 7 ans et j’ai immédiatement été attirée par cette table, émerveillée par la façon dont elle était organisée… le détail féminin de la dentelle, le verre, la céramique et le linge. Quand ma mère m’a expliqué que la table était là pour les reines et leadeuses, les combattantes et étrangères, en somme pour les femmes qui s’étaient fait une place dans l’histoire, je me suis retrouvée à attendre de pouvoir m’installer à la table, moi aussi, avec ma propre place qui définirait mon rôle dans l’univers en tant que femme.

The Dinner Table, Judy Chicago. © DR

En 1989, durant mes études de journalisme, j’ai découvert une phrase dans un manuel à propos d’une reportrice des années 1880, Nellie Bly. J’ai été désespérément curieuse d’en apprendre davantage. Alors que le journalisme était une affaire d’hommes à l’époque, voilà une femme qui méritait une phrase dans un livre. Je suis allée à la bibliothèque publique de New York pour essayer de voir si je pourrais en apprendre plus sur elle, passant des journées à lire des microfiches, à photocopier tous ses reportages. Elle avait le même âge que moi lors de son arrivée à New York, et son courage et sa ténacité étaient inspirants. Je me suis dit que cette femme devrait être présente à la tablée de Judy Chicago. Mais pourquoi ne la connaissais-je pas ? Ainsi que les gens avec qui je discutais ? Pourquoi n’avait-on jamais entendu parler d’elle auparavant ?

En 1994, j’ai pitché son histoire à Paramount Pictures, qui m’a donné une bourse pour en développer l’adaptation. Nellie avait déménagé pour travailler au New York World, le journal de Joseph Pulitzer. Comme c’était une femme, on lui demandait de couvrir des histoires concernant des chapeaux féminins, et plus généralement la mode. On l’empêchait de traiter des actualités sérieuses. Ingénieusement, Nellie a donc décidé de se faire passer pour folle et s’est fait interner dans un asile pour femmes. Elle avait enfin son histoire.

La reportrice Nellie Bly. Library of Congress, Prints & Photographs Division

Elle a toujours été mon héroïne. Elle m’a montré qu’il y avait un moyen d’exploser les plafonds de verre et de contourner les blocages imposés par des hommes prétendant que « non, tu ne peux pas le faire ». Lorsque je suis confrontée à un dilemme ou un barrage, Nellie est ma référence. J’ai lancé Citysearch et réalisé cinq films grâce à elle. Elle m’a guidée et m’a montrée que la ténacité était un cadeau. Que nous, les femmes, avons l’énergie pour lutter et nous battre pour nos convictions, nos rêves, nos buts, même quand les autres nous assènent que l’on ne peut pas.

Quelles sont tes actions au quotidien pour lutter contre les inégalités ?

En tant que réalisatrice, je travaille dans une industrie dominée par les hommes : ils produisent, réalisent et sont castés dans la plupart des films. Je travaille de manière inverse, en faisant des films avec des enfants, des comédies, des productions à petit budget, jusqu’à ce que l’on me donne « l’opportunité » de me retrouver aux côtés d’hommes qui ont souvent moins d’expérience que moi.

Je proteste quotidiennement contre cette inégalité en faisant des films sur les femmes, en participant à des groupes de cinéastes, en écrivant des articles et en donnant des conférences dans des écoles de cinéma, en m’adressant à la prochaine génération de réalisateurs et de créatifs.


Count Back From Ten, de Tamar Halpern, 2012

 

Quel est le livre indispensable que tu prendrais avec toi sur une île déserte ?

Je viens juste de terminer My Life on the Road, de Gloria Steinem. Chaque matin, je passais dix minutes à lire quelques pages. Puis, je laissais ses messages et leçons du jour me guider le reste de la journée. Quand je l’ai terminé, j’ai ressenti une sorte de nostalgie, le manque de sa voix qui ressemblait à un mantra quotidien, à mesure qu’elle racontait les récits de ses voyages à travers les États-Unis et le monde, se liant à d’autres femmes, écoutant, apprenant. Je savais alors que j’aurais besoin de lire ce livre au moins deux fois de plus. La quantité d’inspiration à chaque page est presque bouleversante… Donc, s’il te plaît, trouve-moi une île déserte que je puisse m’y mettre !

 

Être une femme au XXIe siècle, c’est comment ?

C’est difficile à dire précisément, mais je sais qu’en matière d’opportunités, ça n’a jamais été mieux. Nous sommes la génération qui, à la fois, rend ses grands-mères fières et doit continuer de se battre pour les petites filles de ces dernières. J’espère que mes efforts en tant que conteuse d’histoires et artiste se propageront dans un futur où les femmes auront une voix égale dans la manière dont elles sont représentées dans les médias. C’est mon espoir.

 


Image de une : © DR